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Ces gens qui soit disant s'attaquaient aux hérésies

Publié le 09 septembre 2007 par Vincent

C'est Stéphane qui en réagissant sur mon petit billet consacré à l'islam et la philosophie arabe m'a fait repenser (de fil en aiguille) à ces trois pères de l'Eglise qui s'étaient attaqué avec virulence aux hérésies chrétiennes à une époque un peu confuse où le droit canon et les conciles apparentés n'avaient pas encore fixé la ligne dogmatique à suivre (ceci valant particulièrement pour celui dont le nom va suivre).

Il y a d'abord saint Irénée de Lyon (130-202) qui écrit un gros pavé sur la gnose au nom menteur où il expose (et réfute) les hérésies qui ont l'air de se répandre comme les petits pains à l'époque ( pas ceux de la parabole, hein - en abrégé on appelle ce livre: Adversus Hæreses).  Mine de rien, c'est un type courageux, ce saint Irénée. Il s'est farci par exemple toute la série un peu indigeste d'Eons  qui peuplent le Plérôme valentinien. Je ne résiste pas au plaisir de vous mettre un extrait du livre 1 (la photo à côté du texte est bien entendu une icône représentant Irénée):

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"Il existait, disent-ils, dans les hauteurs invisibles et innommables, un Bon parfait, antérieur à tout. Cet Éon, ils l'appellent Pro-Principe, Pro-Père et Abîme. Incompréhensible et invisible, éternel et inengendré, il fut en profond repos et tranquillité durant une infinité de siècles. Avec lui coexistait la Pensée, qu'ils appellent encore Grâce et Silence. Or, un jour, cet Abîme eut la pensée d'émettre, à partir de lui-même, un Principe de toutes choses ; cette émission dont il avait eu la pensée, il la déposa, à la manière d'une semence, au sein de sa compagne Silence. Au reçu de cette semence, celle-ci devint enceinte et enfanta Intellect, semblable et égal à celui qui l'avait émis, seul capable aussi de comprendre la grandeur du Père. Cet Intellect, ils l'appellent encore Monogène, Père et Principe de toutes choses. Avec lui fut émise Vérité. Telle est la primitive et fondamentale Tétrade pythagoricienne, qu'ils nomment aussi Racine de toutes choses. C'est : Abîme et Silence, puis Intellect et Vérité. Or ce Monogène, ayant pris conscience de ce en vue de quoi il avait été émis, émit à son tour Logos et Vie, Père de tous ceux qui viendraient après lui, Principe et Formation de tout le Plérôme. De Logos et de Vie furent émis à leur tour, selon la syzygie , Homme et Eglise. Et voilà la fondamentale Ogdoade, Racine et Substance de toutes choses, qui est appelée chez eux de quatre noms : Abîme, Intellect, Logos et Homme. Chacun de ceux-ci est en effet mâle et femelle : d'abord le Pro-Père s'est uni, selon la syzygie, à sa Pensée, qu'ils appellent aussi Grâce et Silence ; puis le Monogène, autrement dit l'Intellect, à la Vérité ; puis le Logos, à la Vie ; enfin l'Homme, à l'Église. "

Et là où saint Irénée se donne beaucoup de mal, c'est qu'il restitue assez bien la logique des thèses gnostiques - même quand elles atteignent des degrès d'abstraction impressionnants où il faut comprendre le rapport subtil entre le second et le troisième éon. C'est tellement vrai qu'un dénommé Sagnard, dans sa thèse La gnose valentinienne et le témoignage de saint Irénée a pu reconstruire une grande partie de l'enseignement de Valentin en se basant sur le livre du père de l'Eglise (on ne trouve le livre que dans les bibliothèques universitaires, ce qui est bien dommage car l'auteur a fourni un boulot monstrueux et très rigoureux - ce qui donne une idée de l'exigence dont on faisait preuve autrefois vis vis des universitaires). A un moment, saint Irénée pète littéralement les plombs, faisant preuve d'un sens de l'humour inattendu:

"Ah ! ah ! hélas ! hélas ! Il est bien permis, en vérité, de pousser cette exclamation tragique devant une pareille fabrication de noms, devant l'audace de cet homme apposant impudemment des noms sur ses mensongères inventions. Car en disant : « Il existe avant toutes choses un Pro-Principe pro-inintelligible que j'appelle Unicité », et : « Avec cette Unicité coexiste une Puissance que j'appelle encore Unité », il avoue de la façon la plus claire que toutes ses paroles ne sont qu'une fiction et que lui-même appose sur cette fiction des noms que personne d'autre n'a employés jusque-là. Sans son audace, la vérité n'aurait donc point encore aujourd'hui de nom, à l'en croire ! Mais alors, rien n'empêche qu'un autre inventeur, traitant le même sujet, définisse ses termes de la façon suivante : Il existe un certain Pro-Principe royal, pro-dénué-d'intelligibilité, pro-dénué-de-substance et pro-pro-doté-de-rotondité, que j'appelle Citrouille. Avec cette Citrouille coexiste une Puissance que j'appelle encore Supervacuité. Cette Citrouille et cette Supervacuité, étant un, ont émis, sans émettre, un Fruit visible de toutes parts, comestible et savoureux, Fruit que le langage appelle Concombre. Avec ce Concombre coexiste une Puissance de même substance qu'elle, que j'appelle encore Melon. Ces Puissances, à savoir Citrouille, Supervacuité, Concombre et Melon, ont émis tout le reste de la multitude des Melons délirants de Valentin."

Pour les courageux, faites un détour à cette adresseet lisez le livre 1 de saint Irénée. Pour les plus courageux, n'hésitez pas à lire en ligne, la Pistis Sophiaqui a de quoi décourager l'hérésiologue le plus archarné.

Epiphane lui aussi est un marrant. Il écrit un Panarion (boite à remèdes) contre les hérésies. A ma connaissance, il n'existe pas de traduction en français de son oeuvre. Il a été traumatisé car recruté par de jolies filles (ah, l'appel de la chair ! Remarquons au passage qu'en matière de démarchage et de marketing, les premiers siècles du christianisme n'ont aucune leçon à recevoir de nous), il s'est retrouvé ni une ni deux embrigadé dans une cérémonie gnostique  pas faite pour les pudiques. Il n'en a pas fallu plus pour le traumatiser à vie (l'histoire dit qu'il est allé illico se plaindre à l'archevêque d'Alexandrie, lequel a fait un joli score de 80 excommuniés d'un coup) et se lancer dans ce qui visiblement était un genre à la mode à l'époque: la critique des hérésies (auxquelles on donnait le nom générique de gnosticisme). J'ai cherché des heures sans trouver la référence alors je vais peut-être me tromper et je prie l'internaute vigilant et cultivé de me rectifier sans hésitation si je me trompe: il me semble que c'est lui qui se plaint qu'à Alexandrie, il est impossible d'aller chercher du pain sans qu'aussitôt le boulanger cherche à vous brancher sur la question de la substance unique ou double du Christ. Si quelqu'un me retrouve cette référence, qu'il n'hésite pas à me le signaler !

Hippolyte de Rome à qui on doit les Philosophumena est un peu scolaire: il veut à tout prix démontrer que le phénomène gnostique est un épiphénomène de la philosophie grecque. Bien sûr, ce n'est pas faux, le système des éons doit un peu à la philosophie grecque et on surnommait Valentin le platonicien. Dans la bibliothèque des textes gnostiques découverts à Nag hammadi en 1945 figure d'ailleurs une brève (et très libre !) paraphrase de La République de Platon. Ceci dit, les gnostiques ont déployé des trésors d'imagination et de spéculation qui ne peuvent être réduits à de simples  avatars de philosophie grecque, laquelle est très schématiquement résumée et sans doute comprise par Hippolyte (ceci dit, il nous donne par exemple des fragments d'Héraclite qui ne nous sont connus que par lui, comme quoi les mauvais livres présentent parfois un intérêt). Il cherche ainsi à montrer que Marcion ne fait que reprendre Empédocle alors que le lien est (quasi) inexistant entre ces deux auteurs !!!

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Bon, j'en arrive à ma question: pourquoi déployer des trésors d'argumentation contre tous ces gnostiques ? Où est l'intérêt ?  Car bien entendu, ce n'est pas un simple livre qui allait changer les croyances des gnostiques (eux-mêmes en ayant peut-être plus à profusion que les orthodoxes). Par contre, ce qui est certain, c'est que ces adversaires de qualité ont littéralement forcé les pères de l'église à construire un système théologique cohérent et capable de faire face aux audacieuses constructions des gnostiques. Et je ne peux m'empêcher de penser que comme cela arrive si souvent envers un ennemi, ces pères de l'Eglise étaient fascinés (en dépit de leur dénégation) par les théories alambiquées et cependant séduisantes de leurs adversaires (Hippolyte de Rome dit qu'il faut faire comme Ulysse et les sirènes: se boucher les oreilles ! L'analogie est révélatrice ...). Ils n'ont pu s'empêcher de les recopier (il est vrai avec des inexactitudes et la mauvaise foi de rigueur) et la transmission des textes dont on sait à quel point elle est parfois ironique dans son hasard apparent nous a fait parvenir leurs textes. Il manque le début de l'exposé de la doctrine orthodoxe dans les Philosophumena d'Hippolyte mais rien de l'exposé des théories gnostiques ! Si les pères de l'Eglise avaient à ce point voulu rejeter dans l'oubli les gnostiques et les hérétiques de tout poil, il leur suffisait de les traiter par un silencieux mépris ou de les mentionner et les réfuter rapidement. Au lieu de cela, ils nous ont laissé des pages entières de description dont on s'est parfois aperçu, après la fameuse découverte à Nag hammadi de la collection copte de textes gnostiques (la photo ci-contre représentant un de ces textes), qu'elles donnaient des renseignements plutôt justes ! 


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