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Philosophie arabe et Islam

Publié le 01 septembre 2007 par Vincent

Peut-on étudier la philosophie arabe sans connaître l'Islam ? Bien entendu, non, je pose la question pour la forme. Ainsi, croiser dans un texte philosophique le terme jihad ou harb n' a pas la même signification, l'un est coranique, l'autre est plus neutre comparé au premier (si l'on veut une analogie en français, il y a autant de différence entre jihad et harb qu'entre  croisade et guerre) . Al Farabi dans certaines de ses oeuvres emploie des termes coraniques, dans d'autres non et la lecture de Leo Strauss, faute de mieux, s'est imposé: il y a une partie exotérique chez Farabi (celle destinée au commun, où on trouvera des termes coraniques) et une ésotérique (où les termes ne sont plus coraniques mais philosophiques) - je résume ici à très gros traits car dans il y a des indices dans l'oeuvre de Farabi qui justifient cette lecture mais on en parlera une autre fois.

Pour celui qui s'intéresse à la philosophie arabe, le Coran est un fait incontournable. Or, ma première question (purement rhétorique) en amène une autre beaucoup plus subversive : quelle attitude philosophique celui qui étudie la philosophie arabe doit-il avoir face à l'Islam ? A priori, un plus grand respect pour une religion qui n'est pas la sienne semble s'imposer.  Or, ce supposé respect, qui ferait l'impasse sur une étude critique de l'Islam, conduirait à ne pas comprendre des philosophes comme Al Farabi ou Razi (le médecin pas le commentateur du Coran) qui furent implicitement ou explicitement critiques envers l'Islam. Être philosophe, c'est de toute façon être critique envers la religion - même si au final, on la reconnaît ou fait sienne. 

Donc, forcément, il faut s'intéresser à l'Islam mais de façon critique  et comprendre comment les hommes s'ingénient à construire des dogmes pour asseoir leur pouvoir et empêcher la réflexion. Dans le cas de l'Islam, c'est d'autant plus délicat que le Coran répète à plusieurs reprises que les juifs et les chrétiens ont falsifié leurs textes (la Torah et l'Evangile) et que seul l'Islam détiendrait une vérité inaltérée. Certains musulmans insistent sur le fait que le Coran n' a pas bougé d'un iota (pardon, d'un alif !) depuis sa révélation. Quant aux traditions prophétiques, le hadith ( = parole du prophète Muhammad), une chaîne de rapporteurs est censée sécuriser l'authenticité de la parole et assurer de façon imparable sa valeur législative (l'isnad - c'est un truc bien connu des fondamentalistes: quand un hadith ne l'arrange pas, il lui suffit de dire qu'il est da'if, c'est-à-dire d'une authenticité peu sûre, faible, pour le révoquer).

Pour aller au fond des choses, disons-le clairement: l'Islam, non des premiers temps (qui n'en avait pas besoin) mais des seconds temps (pour m'exprimer ainsi) dut faire exactement ce que fit le christianisme : fixer ce qui ne l'était pas, créer des dogmes stables sur des bases irréfutables ou rendues telles - la création de faux hadith n'étant qu'une peccadille dans l'oeuvre qu'il fallait accomplir (et c'est de bonne guerre si certains soufis ont créé leurs propres faux hadith - dont celui sur le grand jihad, le combat sur soi, qui serait supérieur sur le petit jihad, le combat contre les infidèles, il est souvent cité comme preuve du pacifisme  de l'Islam mais il est da'if et sans doute inventé tardivement ) . Autant dire que comme dans le christianisme, le but était de confisquer la réflexion en créant tout un immense arsenal compliqué qui empêche le croyant de méditer le texte sacré en le contraignant à des structures rigides et quasi infinies. D'ailleurs, on considère (dans le sunnisme) que l'ijtihad (effort de réflexion personnel sur la loi) est aboli (rien que ça !) par la constitution des quatre écoles juridiques. Toute tentative de réfléchir amenerait à une innovation blâmable (bid'a), les fondamentalistes ne se gênent pas pour  taxer de bid'a tout ce qui leur paraît pas orthodoxe. En voici quelques éléments:

* Le Coran lui-même. C'est un texte considéré comme intraduisible et inimitable. Il est très différent de la Bible car il n'est pas linéaire mais il n'échappe pas à la règle de tout texte sacré: il contient des contradictions qui invitent à réfléchir. C'est là qu'un premier tour de passe passe  s'est produit: on a considéré que certains versets en abrogeaient d'autres. C'est le cas du vin, considéré avec bienveillance dans un verset, interdit pour la prière seulement dans un autre et finalement condamné unilatéralement. On considérera que le troisième verset abroge le premier. L'abrogeant et l'abrogé se constitue comme "science" par la suite - réservé aux docteurs de la loi, bien entendu. Dans le christianisme, le latin a longtemps protégé la Bible de toute interprétation par le croyant du texte sacré, dans l'Islam, c'est la Loi (shari'a) qui a joué ce rôle. Petite remarque en passant: c'est un calife qui a gardé une bonne version du Coran et détruit toutes les autres versions. Tout comme dans le christianisme, l'Eglise a choisi quatre évangiles canoniques en rejetant tous les autres (Thomas, Marie, etc.): rien de nouveau sous le soleil.

* La Sunna et le hadith. Les musulmans les plus honnêtes le reconnaissent: dans le hadith, on rencontre une chose et son contraire. Le hadith, parole attribuée au prophète Muhamad, codifie le comportement de tous les jours du musulman dans le moindre de ses détails. On a commencé à les recueillir quand il y eut une circulation trop importante de faux hadithdans six recueils canoniques dont les deux plus célèbres et usités sont Muslim et Bukhari selon la méthode de l'isnad évoquée plus haut. Nouveau problème: il a fallu harmoniser des hadith contradictoires avec le Coran (avec des versets contradictoires car révélés sur plus d'une vingtaine d'années), ce qui a créé une loi très complexe avec des interprétations possibles différentes, d'où la constitution de quatre écoles juridiques dominant un monde arabe en expansion.

Au sein d'une religion qui s'est rigidifié dans un tel arsenal juridique, comment expliquer la naissance d'une tradition philosophique ? C'est évidement là que je voulais en venir depuis le début - que vient faire la philosophie dans un monde où une loi rigide, se fermant peu à peu à l'ijtihâd au sens large, est en train de se construire et de s'imposer ?

Premier élément de réponse: alors que la problématique du christianisme diffusé en langue grecque (rappelons-le) est de se dissocier de la philosophie en langue grecque et de montrer sa différence, le monde arabe va se trouver dans une problématique inverse: passé les premiers temps de la révélation, il va se rendre compte qu'il n'a pas les outils (ou du moins tous) pour construire sa théologie. Les premiers textes grecs traduits en arabe seront donc les écrits logiques d'Aristote qui se révéleront fort utiles pour discuter et disputer des positions théologiques aiguës. 

Deuxième éléments de réponse: l'expansion politique des musulmans va amener la même prise de conscience de l'absence d'outils politiques. Là aussi, le monde grec et particulièrement Platon va se révéler utile pour réfléchir à l'exercice du pouvoir.

Il ne faudrait pas croire que l'islam soit une religion  tolérante vis à vis des idées étrangères: c'est parce qu'il en avait besoin qu'il s'y est intéressé. Or, évidemment, le risque était grand d'introduire le loup dans la bergerie. On remarquera que des philosophes comme al Farabi introduisent leur critique de la religion avec beaucoup de subtilité. Razi qui a visiblement écrit bien des choses subversives à l'égard des religions n'a bizarrement pas eu la chance de voir ses textes critiques transmis jusqu'à nous. Al Ghazali a écrit une Destruction des philosophes et fait une synthèse du sunnisme et du soufisme afin de couper l'herbe sous le pied à ceux qui réfléchissaient trop. Son calcul était d'embrasser l'ennemi pour mieux l'étouffer. On retrouve ainsi des idées des philosophes grecs chez Ghazali ainsi que des thèmes soufis mais c'est soft, c'est orthodoxe. Pas de bid'a.

Au fond dans la relation philosophie/religion, c'est toujours la même histoire. On a besoin de la philosophie mais pas trop quand même - dogme oblige. On peut la neutraliser en en faisant une institution (comme au moyen-âge en occident chrétien),  une simple activité privée (là, on est en terre d'islam). Enfin, on peut carrément l'intégrer au versant mystique de la religion: les systèmes d'éons valentiniens, la kabbale, Ibn Arabi sont plein de néoplatonisme et d'emprunts au divin Platon. Mais cette pensée là, est-ce de la philosophie encore ? Je ne pense pas ... 

  


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