Si l'expressionnisme abstrait demeure une école assez méconnue, c'est sans doute dû au manque total d'appel graphique des pièces de ses ambassadeurs Jackson Pollock et, au moins spirituellement, Vassily Kandinsky. Je n'ai d'ailleurs moi-même osé approcher le genre que très récemment, séduit par Franz Kline, l'un de ses plus éminents acteurs des années cinquante.
Quelques décennies plus tôt, Dali et Mondrian s'étaient à différents degrés affranchis de la figuration au profit de l'iconographie : ils déformaient, simplifiaient, amplifiaient, exhibaient les facettes psychologiques d'un Art alors spectateur de l'acceptation globale de la psychanalyse, et plus largement d'un monde en totale révolution. Après la Seconde Guerre mondiale, les théories de Jung jouissaient d'une popularité considérable et ce fut sans surprise que les peintres de cette génération, évidemment marqués par le conflit et parmi lesquels Kline donc, imbibèrent de notions sociales leurs réalisations que les critiques de l'époque baptisèrent Action Paintings. Ainsi, comme l'indiquait Harold Rosenberg en 1952, ces créateurs transformèrent la toile en “arène,” changèrent sa nature primordiale, depuis support/résultante d'une action (peindre) à cette action même. Le produit était devenu un objet autonome, la manifestation physique d'un processus artistique en tant que fin, une forme de témoignage résiduel. La concrétisation d'un esprit, réceptacle et quintessence de l'abstraction.
Naturellement aucune ressource ne fut consacrée à l'imagerie ; la couleur, le contraste et le mouvement étant favorisés.
La plupart des tableaux emblématiques de l'oeuvre de Kline sont spontanés, en noir et blanc purs, abrupts et dynamiques, peu étudiés, comme lorsqu'aux prémices du free jazz les compositeurs n'employaient plus que des sketches, de brèves parcelles de musique à usage libre noyées dans un océan d'improvisation. En 1948, De Kooning, précurseur de l'expressionnisme abstrait et ami d'un Kline artistiquement perdu, offrit à ce dernier ce qui deviendra son style signature en l'invitant à étudier la projection largement agrandie de l'une de ses compositions personnelles. Franz décrivit l'expérience comme suit : “le tracé noir d'un rocking chair en huit par dix pouces… surgissant en de gigantesques chocs noirs qui éradiqueraient toute image, les lignes devenues entités indépendantes, liées à aucune autre entité sinon leur propre existence.”