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Philosophie appliquée

Publié le 21 juin 2009 par Doespirito @Doespirito

J’ai une boule dans l’estomac. Chaque année, c’est la même chose. Il suffit qu’on publie de drôles de phrases comme «Est-il absurde de désirer l’impossible ?», «Le langage trahit-il la pensée ?», «Que gagne-t-on à échanger ?»... C’est une piqûre de rappel. Les sujets du bac philo nous font éprouver de nouveau le frisson ressenti quand nous étions lycéens. Notre angoisse rétrospective se transfère sur tous celles et tous qui transpirent sang et eau au dessus de leurs copies, à notre place, en quelque sorte.

Cette réminiscence entraine toujours une autre question, celle de savoir à quoi ça sert de réfléchir dans l’absolu, de se creuser la tête sur des questions qui semblent si lointaines, si détachées du quotidien. La vie est si dure : à quoi bon philosopher ? Je n’ai pas la réponse. Ou plutôt si, j’en ai une, qui ne vaut que pour moi. Et qui ne date que d’hier. C’est samedi. La fête de l’école bat son plein. Les stands sont tenus par les parents d’élèves. Les mets proposés sont excellents et éclectiques : tarte aux quetsches, carrot cake, plusieurs sortes de gâteaux au chocolat, des quiches à gogo... On boit de l’oasis ou du coca tiède dans des gobelets en plastique. La tombola est pour bientôt.

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Je baguenaude dans les étages de l’école. Au 2e, dans l’escalier, on a affiché des dessins d’enfants pastichant des tableaux de Picasso. Et là, sur le palier, des phrases du maître sont scotchés sur les murs. C’est brillant, percutant, concis : «En peinture, on peut tout essayer. On a le droit. Mais à condition de ne jamais recommencer». Avis aux barbouilleurs du dimanche. Plus loin : «Je mets dans mes tableaux tout ce que j’aime. Tant pis pour les choses, elles n’ont qu’à s’arranger entre elles.» L’artiste fait ses choix, et il les impose. Ces petits morceaux de philosophie pragmatique éclairent la réalité comme ses tableaux. Et puis ce dernier message, qui va provoquer une connexion directe avec mon passé : «J’ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant». Facile à dire, pour un enfant aussi doué, qui entra à l'école des Beaux-Arts de Barcelone à 14 ans. Et pourtant vrai, tellement vrai.

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Il y a 19 ans mourait Yves Chaland, un grand artiste, dessinateur hors pair, un peu oublié aujourd’hui, hormis des quelques initiés dont je suis. Je connaissais Chaland pour avoir lu tous ses albums, où il affirmait sa maîtrise inégalée de la ligne claire (le style graphique de Tintin), revisitant de fond en comble la BD franco-belge, ses codes, sa morale, sa narration. Il a créé Freddy Lombard, du jeune Albert, deux personnages au fond de méchanceté assumés. Il a repris aussi un temps Spirou,  avant que les gardiens du temple, Tome et Janry, autrement moins géniaux, ne fassent des pieds et des mains pour l'éjecter. J’admirais tant ce gars-là que j’avais fait en sorte qu’il illustre le magazine interne de la banque dans laquelle je travaillais à l‘époque. Surtout pour le rencontrer, le voir travailler.
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C’était fascinant. Il était venu à Saint-Denis, en rendez-vous dans mon minuscule bureau. Et il avait fait des photos du mobilier suranné de la Banque, lui l’adorateur de la décoration des années 1950. Il avait mangé à la cantine, pour observer les personnages qu’il allait ensuite croquer. Un des collègues avait demandé à la tablée, le plus sérieusement du monde : «Vous avez regardé le reportage sur l’alcoolisme, hier soir, à la télé». Il l’avait remballé d’un ironique «Non, j’étais trop bourré...».

J’étais allé chez lui, une fois, dans son appartement à Strasbourg-Saint-Denis. Je me souviens de ses yeux qui s’étaient soudain figés de tendresse et d’amour, en pleine discussion, quand sa petite fille était apparu à la porte juste derrière moi. Pour mes 33 ans, en février 1990, il m’avait fait une dédicace amusante (ci-contre). La dernière fois que je l’ai vu, cette année-là, on avait parlé d’un ex-libris personnel que je souhaitais le voir réaliser. Il m’avait dit qu’il était d’accord, mais qu’il fallait qu’on se connaisse un peu plus. On allait donc se revoir, se parler plus longuement. En partant, il me confia qu’il avait enfin cédé à la pression de ses amis, et s’était acheté une voiture, lui qui n’en avait jamais eu, ni de permis, d’ailleurs. Quelques semaines après, il partait en vacances en auto, avec sa femme et sa fille. On était en juillet 90, au moment des grands départs. Un camion fou les a broyés. Seule sa femme a survécu.

Les obsèques avaient lieu dans une modeste église, près de Nationale, à Paris. J’étais là pour lui rendre hommage. Surtout pas par conviction religieuse : je suis athée depuis bien longtemps et ça ne risque pas de changer. Le curé a pris la parole, devant une assistance nombreuse, tétanisée par ce cataclysme. Allez faire de la philosophie, dans ce genre de circonstances… Faites-moi un plan en trois parties pour expliquer comment accepter cette perte irrémédiable d’un artiste talentueux, ce gâchis humain, en pleine ascension… Donnez votre avis argumenté sur les mystères insondables de l’âme humaine, sur les voies impénétrables du Seigneur. Méditez, citations à l'appui, sur l’injustice de ce coup du sort : pourquoi lui ? Pourquoi son enfant ? Qu’avaient-ils fait pour mériter ça ?

Le chaudron bouillonnait : y avait-il quelque chose à comprendre de cette épreuve ? Ne restait-il que l’absurde, le cauchemardesque, l’effroyable. Il fallait être grand : tant ne le sont pas, en ce genre d’occasion. Le curé le fut, à sa manière.  Il parla d’abord du drame qui venait de se dérouler : «Nous avons le droit d'être en colère !» Cette colère était bien réelle, en effet, et prête à exploser à la moindre tirade fleurant la résignation devant ce qui pouvait ressembler à un jugement divin. Il cita Job sur son tas de fumier, reprochant vertement à Dieu la perte de ses enfants, la maladie qui le frappait... Il toucha juste. Il avait dû lire Kierkegaard, plus que Saint-Augustin : sa lecture du texte biblique était assez étonnante et un brin éloigné des canons liturgiques. N’empêche, cette sainte colère avait dû lui faire du bien, au patriarche de l’Ancien Testament. Comme elle faisait probablement du bien, ce jour-là, aux amis et aux proches de Chaland.

Et puis, il fallait parler de l’enfant, de cette petite fille disparue. Le prêtre tourna la chose d’une manière qui me surprit, et, je dois le dire, me réconforta. Eh quoi, nous apostropha-t-il, le deuil serait-il plus grand pour un enfant que pour un adulte ? «Je ne connais pas bien les artistes, déclara ce curé d’un quartier alors très populaire. Mais le peu que je connais d’eux, c’est ce regard d’enfant qu’ils portent sur le monde.» Nous ne pouvions faire de différence entre les deux disparitions, accepter l’une, comme pour atténuer notre douleur, et refuser l’autre. Nous vivions une épreuve extrême. Nous devions la vivre jusqu’au bout, dans son entièreté, sans laisser personne de côté. Alors seulement, nous en tirerions quelque chose. Cette souffrance nous donnerait accès à une profondeur que nous ne connaissions pas auparavant. En ce seul sens, ces morts prenaient une signification.

Les paroles de cet homme ont résonné en écho quand j’ai lu cette autre phrase de Picasso, dans l’escalier de l’école : «Dans chaque enfant, il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester artiste en grandissant».


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