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De l'esprit des mœurs, par Maxime Zjelinski

Publié le 21 juin 2009 par Roman Bernard
Le port de la burqa a récemment fait l'objet d'un débat sur Criticus. Sans surprise, on vit s'opposer les pour et les contre, ou plutôt les contre et les indifférents, puisqu'il n'y a aucun sens à se déclarer favorable au voile intégral quand on n'est pas musulman. De par les questions qu'il soulève, le problème du voile suscite toujours les propos les plus passionnés, sur l'islam, évidemment, mais aussi sur la laïcité, le rôle de l'État, l'héritage judéo-chrétien de la France et de l'Europe, la signification de l'Occident, le colonialisme - la liste est longue. Si les questions économiques et sociales scindent rapidement l'opinion en deux groupes distincts - libéraux et interventionnistes - les points d'actualité relatifs à l'ordre ou la laïcité mettent le plus souvent aux prises non pas des libéraux et des conservateurs, mais des libéraux et des libéraux. Quel hiatus doctrinal motive cette guerre fratricide ?
On peut distinguer deux écoles. L'une, classique, défend les libertés individuelles sans nier les bienfaits de certains interdits. L'autre, radicale, exploite à fond les doctrines utilitaristes dont elle fait son seul étalon moral. Ce qui les distingue au premier abord, c'est leur façon d'aborder le problème : l'une invoque la permanence des lois non-écrites, l'autre martèle qu'on ne saurait frustrer l'individu dont les caprices ne gênent personne. Et toutes deux bien sûr se réclament de la liberté.
Les tenants du maximalisme défendent une philosophie relativement simple. Chacun est libre de faire ce qu'il veut tant que ça ne dérange personne, les lois ne servant qu'à garantir que « la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres ». Dès lors toute loi, écrite ou non-écrite, s'écartant de cette maxime, est illégitime et liberticide.
On se représente aisément la malheureuse société bâtie sur ce principe : une combinaison de libertés individuelles se croisant toujours sans se heurter jamais, une masse d'individus atomisés frères en impôts. Rien de spécifiquement national, rien de très humain non plus. Juste un agrégat d'arrogances et d'ambitions mesquines.
Paradoxalement, c'est un ennemi mortel de la République qui vit mieux que d'autres la nullité de ce projet. Joseph de Maistre dénonçait la vanité de la raison, la mégalomanie du législateur, la naïveté du constructivisme, et contre les faiseurs de société, il invoquait le génie national, les constitutions naturelles, le poids des mœurs et des coutumes - toutes choses que Bentham et les utilitaristes voulaient dénaturaliser et rationaliser : la société, a-t-on décidé, est l'œuvre de la raison et d'elle seule.
Au détour d'une réflexion sur l'entendement, Hume eut cet accès de lucidité : sois philosophe ; mais au milieu de toute ta philosophie, sois toujours un homme - par quoi il attirait notre attention sur les innombrables petites choses que nous ne voyons plus à force de raisonner. Combien de grandes lois n'a-t-on pas enfreintes, pour avoir négligé ce conseil... Il suffit d'avoir des yeux et de bien vouloir les ouvrir pour voir en face la dette immense de la société envers les lois non-écrites. A-t-on fait des lois pour le petit enfant et sa mère ? Pour l'élève et son professeur ? Pour les relations de voisinage ? Pour les amis, pour les amants ? Et comment nier cependant que sans ces lois sorties de nulle part mais présentes partout, sans ces lois douces, que l'on dit tyranniques, la société des hommes ne tiendrait pas sept jours ?
Si les mœurs ne sont rien, les textes de loi sont tout, et dans ce cas l'État a déjà tout dit quand il a dit tout ce qu'il pouvait. S'imagine-t-on qu'il ne faut que de bonnes lois et pas de bonnes mœurs ? Certains le prétendent, beaucoup le croient. Pour Raymond Aron, « la liberté par rapport à l'État est souvent d'autant plus grande qu'est moins grande la liberté par rapport aux mœurs, en ce sens que l'État laisse d'autant plus de liberté de choix aux individus que la société en laisse moins. Les sociétés moralement unifiées n'ont pas besoin que l'État formule en règles ce que l'on doit faire ou ne pas faire ». Coutume, tradition, valeurs, culture, providence - quel que soit le terme par lequel nous désignons les lois cachées de la société, il est évident que nous n'en pouvons nier l'importance sans vider la société civile de sa substance : suivant cette conception, l'individu n'a pas de meilleur allié que l'État ni de pire ennemi que la société. Et c'est cette solitude qu'on appelle liberté !
Sous un tel régime, ce que les lois condamnent, la société le condamne avec elles. On ne trouve pas, entre le législateur et l'individu, cette terre fertile où croissent les valeurs collectives. L'individu n'a guère l'habitude de penser plus loin que les lois, et l'éthique n'est plus qu'un calcul d'externalités négatives : où l'État ne conteste pas, je ne conteste pas non plus. Les lois sont toute la loi, on ne repasse pas derrière elles. En fait on n'y pense même pas.
À première vue, ce libéralisme radical est le moins tenable de tous. D'un principe très sage, qui devait générer les lois, il a fait une constitution universelle, guidant et les lois et les hommes. La pauvreté de cette philosophie saute aux yeux : que vaut la liberté ainsi garantie si la société se décompose sous l'effet du plus strict utilitarisme ? Il n'est pas besoin de connaître Aristote pour voir en l'homme un animal social. La liberté de l'individu explique l'épanouissement d'une société, elle ne le garantit pas. D'autres valeurs que la liberté sont requises pour faire tenir ensemble des hommes qui autrement régresseraient à l'âge de pierre.
Ce qui invalide cette doctrine explique aussi son charme. La cohésion sociale, le consensus, la « culture » sont choses trop abstraites pour séduire les amateurs de système : on n'assemble pas des machines de guerre sur des sables mouvants. Les mœurs, en général, sont suspectes. Les noms de Socrate, Jésus, Galilée, Dreyfus viennent immédiatement à l'esprit comme autant de mises en garde contre la prétendue sagesse du « génie » populaire, qui rime avec désordre, épurations et obscurantisme. Apparemment donc, tout milite en faveur des lois rationnelles contre la société irrationnelle, même si les travers d'une culture sont loin d'en annuler les bienfaits, nombreux et durables. La doctrine est fausse, mais efficace.
Les failles de la doctrine adverse sont aussi celles des sociétés démocratiques occidentales, qui de par leur héritage libéral reposent largement sur le consensus. Si l'enseignant fait son cours normalement, c'est parce que ses élèves n'ont pas l'idée de contester son autorité. Le règlement intérieur n'y est pour rien, d'ailleurs c'est pour punir les élèves qu'on le leur fait copier.
Les violences scolaires, les barricades de mai 1968 (plus symboliques que stratégiques), le port de la burqa procèdent du même esprit de défi. La contrainte douce de la société n'ayant pas fonctionné, le dossier passe aux mains de l'État — moins souple, plus maladroit —, et les difficultés commencent. Car il faut trouver aux lois un fondement rationnel, tâche souvent périlleuse, voire impossible, surtout si le débat porte sur le voile.
Le 9 juin, une soixantaine de députés demandent la création d'une commission d'enquête sur la burqa. Les explications d'André Gérin traduisent le souci de rationaliser une inquiétude que d'aucuns trouvent irrationnelle, excessive et révélatrice de la paranoïa ambiante. Le député communiste décrit des « femmes emprisonnées », précisant qu'il « ne s'agit plus seulement d'une manifestation religieuse ostentatoire mais d'une atteinte à la dignité de la femme ». Sans surprise, « Ni putes, ni soumises » se déclare favorable à l'ouverture du débat, ainsi que Rama Yade, pour défendre « la dignité de la femme ».
D'autres invoquent des raisons plus terre-à-terre, comme en Belgique, où de nombreuses communes interdisent d'apparaître visage masqué dans les lieux publics. Les raisons avancées évoquent plus le plan anti-bandes que les droits de la femme.
Il y a encore les « juristes », qui rappellent ce que le voile intégral a de contraire à nos valeurs fondamentales - celles de la République, s'entend. Roger-Gérard Schwartzenberg nous assure que la femme est l'égale de l'homme. C'est la Constitution qui le dit, quand même.
Dignité de la femme, identification des civils, principes républicains - autant d'arguments recevables, mais hypocrites. Ce n'est ni à l'égalité des sexes, ni à la sécurité, ni à la laïcité que l'on pense en premier lieu quand on croise une femme grillagée, mais au contraste violent, et pour tout dire, choquant, entre deux façons de vivre. Admettons-le !
C'est que le débat sur la burqa jette une lumière crue sur le « principe générateur » des sociétés. La seule possibilité maintes fois évoquée d'interdire le port du voile intégral fait ressortir l'insuffisance de la morale utilitariste : ce malheureux bout de tissu ne dérange personne en particulier... mais la société française en général. Il y a donc bien des lois que personne n'a écrites mais que tous - ou presque - respectent. Et voilà qu'il faut formuler clairement les quelques malheureux principes que la société n'a pas su faire germer.
Dans cette affaire l'utilitariste a beau jeu de dénoncer l'arbitraire des lois sorties du chapeau. Car malgré les justifications esquissées ici et là, une loi contre la burqa n'aura jamais la légitimité intellectuelle de l'utilitarisme radical : il y manquera toujours le fondement parfaitement rationnel qui déculpabilise et donne le droit de haïr avec bonne conscience. C'est la faille du libéralisme auquel je crois. C'est ce qui le distingue des autres constructions intellectuelles bien lisses et pas très honnêtes qui ne se trompent jamais.
Maxime Zjelinski
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.

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