Magazine Politique

Coup d’état en iran : révolution populaire et fissures au sommet

Publié le 23 juin 2009 par Anomalie

COUP D’ÉTAT EN IRAN : RÉVOLUTION POPULAIRE ET FISSURES AU SOMMET Je n’aime pas manipuler l’actualité à chaud. Et manifestement, d’autres feraient bien de s’inspirer de cette précaution. Depuis les élections du 14 juin en Iran, d’innombrables bêtises ont été écrites, précisément à cause de la difficulté de rendre compte d’une information qui soit à la fois objective et renseignée. Les optimistes un peu naïfs se sont empressés de décerner un blanc seing démocratique à l’adversaire malheureux d’Ahmadinejad, Mir Hossein Moussavi, le prétendu « modéré », décrivant l’élection comme un combat entre progressistes et fascistes. Les pessimistes, non moins naïfs, et passablement soumis au rouleau compresseur de la propagande néoconservatrice, se sont jetés à bras raccourcis sur les manifestations d’opposants, dénonçant une mascarade fictive téléguidée par le Guide Suprême l’ayatollah Khamenei et le Conseil des Gardiens de la Révolution, pour donner l’illusion d’une démocratisation du régime et d’une possible révolution de velours. Or, les manifestations rassemblent, depuis, des centaines de milliers d’Iraniens, quotidiennement, dans les rues de Téhéran, derrière des bannières aux slogans inédits depuis la révolution islamique de 1979. « Rendez-nous nos voix », et surtout, « Mort au dictateur ». Progressivement, la révolte gagne les provinces, et la chape de plomb répressive et médiatique que tente de faire tomber le pouvoir sur la rue est contournée par les moyens numériques, téléphone portable et réseaux sociaux. Une vingtaine de manifestants – d’après les chiffres officiels des hôpitaux d’Etat, près de 150 en réalité – ont été tués dans des fusillades menées par les miliciens Bassidji aux ordres du clergé. Sanctuaire sacré de la Révolution, le mausolée Haram-e Motahar de l’ayatollah Khomeiny, a été visé hier par un attentat suicide, faisant deux morts, sans que l’on sache précisément pour l’instant s’il s’agit d’une provocation du pouvoir pour décrédibiliser le mouvement de protestation pacifique. Plus grave : dans certaines petites localités, certains miliciens auraient refusé de tirer sur la foule, réactivant le spectre tant redouté par le pouvoir de la fraternisation avec les manifestants. Ne tournons pas autour du pot : l’Iran islamique traverse la crise la plus grave de son histoire, le pouvoir est sérieusement ébranlé, et la jeunesse rêve de libéralisation. Le 16 juin, ce sont plus d’un million de personnes qui ont envahi les rues de Téhéran. Pas mal pour des « manifestations de figurants » pilotées par les Gardiens pour donner corps à la fiction d’une contestation démocratique !
Pour bien comprendre ce qui se passe, quelques rappels ne sont pas inutiles. Le système institutionnel iranien est, depuis la révolution islamique conduite par le Guide suprême Khomeiny en 1979, l’une des rares théocraties absolutistes de la planète, où le pouvoir, émanant de Dieu, est entre les mains du clergé. Du Guide de la Révolution procèdent toutes les instances d’une dictature militariste qui s’appuie sur un réseau complexe d’organisations armées et paramilitaires à l’intérieur (Gardiens de la Révolution – les Pasdaran – ; milices Bassidji ; police secrète ; Armée) et d’excroissances politico-terroristes à l’étranger (Hezbollah au Liban et Hamas en Palestine). Le dédoublement de l’appareil politique d’Etat – constante des régimes totalitaires – permet à la République islamique d’organiser une répartition fictive des pouvoirs entre des institutions temporelles et spirituelles. Des élections « démocratiques » permettent la désignation d’un Président qui n’exerce qu’une autorité de façade, dans la mesure où ses prérogatives sont tout entières subordonnées au pouvoir religieux. La notion même d’élection perd beaucoup de son sens puisque le Conseil des Gardiens de la Constitution décide à l’avance qui aura le droit, ou non, de se présenter, parmi différents candidats émanant nécessairement du système islamique. Les qualifications de « modéré », de « réformateur », ou au contraire de « conservateur » et de « dur du régime » constituent des étiquettes fictives collées par le pouvoir religieux et sensées donner l’illusion du choix. Les dernières élections présidentielles, qui ont mis le feu aux poudres et déclenché la révolution de la rue, n’échappent pas à la règle : Mir Hossein Moussavi, présenté comme un « modéré », est en fait un cacique des instances islamiques ; il a contribué à la fondation du Hezbollah en 1982, et à la création des sinistres Services de Renseignements de la République Islamique, responsables de milliers d’assassinats, de disparitions, et de tortures. Rien d’un « modéré », donc, si ce n’est par rapport son rival, Mahmoud Ahmadinejad !
COUP D’ÉTAT EN IRAN : RÉVOLUTION POPULAIRE ET FISSURES AU SOMMET Pourquoi la révolte alors ? On n’est pas loin du précédent historique de la glasnost et de la perestroïka, quand Gorbatchev, sentant que le socialisme peinait à rassembler un peuple exténué, avait desserré l’étau du soviétisme, non pas pour mettre à terre le communisme, mais bien pour tenter de sauver le régime. C’est la même logique sous-jacente qui est à l’œuvre en Iran : les manifestants – divisés en deux catégories : les spontanés, plus critiques à l’égard de la théocratie, et les moussavistes, qui espèrent introduire une once de réformisme dans un appareil d’Etat sclérosé – n’aspirent guère à un renversement de la mollahchie, comme le pensent les naïfs, mais au strict respect de leur volonté populaire. On l’a compris, le Gorbatchev iranien n’est pas le candidat réformateur, tant s’en faut : le Gorbatchev iranien a le visage des dizaines de milliers de manifestants. Le Gorbatchev iranien, c’est la rue. Et un homme cristallise ce mécontentement : Mahmoud Ahmadinejad. Ce à quoi on assiste est inédit depuis 30 ans : il s’agit de chasser du pouvoir un illuminé qui a tenté avec cette élection de se l’accaparer frauduleusement. Pendant 4 ans, le président iranien a, par ses provocations quotidiennes, son
antisionisme farouche, son négationnisme, totalement isolé son pays sur le plan international, tandis que la jeunesse et les couches populaires étaient touchées de plein fouet par la crise économique, la chute du baril de pétrole, et l’inflation. Aucune des promesses populistes du satrape apocalyptique n’a été tenue, et son impopularité dépassait de loin les quartiers chics de Téhéran. Or au soir du scrutin, que constatent des Iraniens interdits ? Que ce même homme est triomphalement réélu, dès le premier tour, explosant même son résultat de 2005 ! Les résultats officiels défient toute logique : avec 62,63% des suffrages (contre 33,7% pour Mir Hossein Moussavi et 1,37% pour un autre réformateur, Mehdi Karoubi), Ahmadinejad n’est pas loin du plébiscite. Incompréhensible pour les Iraniens. La secousse ne s’est pas faite attendre, et les rues du pays sont envahies par des foules de mécontents. Car il ne s’agit pas là de falsifications de quelques bulletins de vote, ni même de fraude, mais bel et bien de la fabrication ex nihilo d’un résultat alternatif renversant totalement les aspirations réelles du peuple. Ce qui rend encore plus ridicule la prétendue concession faite par l’ayatollah Khamenei de recompter les voix ! 
Preuve que la fraude était attendue : dans un
article écrit le 7 juin, soit une semaine avant le scrutin, le site internet d’opposition Iran Resist annonçait déjà le résultat des élections, et la victoire de Mahmoud Ahmadinejad. Pratiquement le même score ; pratiquement à la décimale près ! « Dans une semaine, on saura le nom du prochain président du régime des mollahs. Il s’agira très probablement de Mahmoud Ahmadinejad élu au premier tour avec plus de 65% des voix dans un suffrage avec un haut taux de participation probablement supérieur à 80%. Pour faire admettre ces résultats qui seront aussi un plébiscite pour le régime et son programme nucléaire, le régime a entrepris, depuis une semaine, la transformation de l’impopulaire Ahmadinejad en héros des plus démunis. […] Puis les médias du régime ont continué à diffuser des rumeurs et images susceptibles de parachever le sacre d’Ahmadinejad. On a prétendu qu’il était menacé de mort, mais tel un super héros, il va au-devant de la foule pour parler aux jeunes, aux vieux et surtout aux femmes (toutes les femmes) : 12 organismes de sondage (inventés hier) lui donnent 63% de voix ! ». Et la mécanique a effectivement été implacable. Aujourd’hui, de nouveaux éléments se font jour et témoignent de l’ampleur de la manipulation, qui s’est déroulée en plusieurs actes. Partout dans les campagnes, des « volontaires » islamiques se sont déployés en masse pour « aider » de nombreuses personnes ne sachant pas écrire à « bien voter » (en Iran, on inscrit le nom de son candidat). Puis « l’après-midi du scrutin, vers 17 heures, des miliciens islamiques Bassidji ont pris le contrôle des terminaux de totalisation des votes au ministère de l’Intérieur, chassant les fonctionnaires qui travaillaient à ce poste », rapporte Libération. C’est un fonctionnaire de ce même ministère qui a prévenu le camp réformateur. « Cette fraude est la conséquence d’un plan très sophistiqué, machiavélique, préparé de longue date, avec une feuille de route », souligne le chercheur Michel Makinsky. « Il semble en effet que la fraude ait été préparée bien avant les élections, poursuit Libération. Depuis les scrutins de décembre 2006 (municipales et Assemblée des experts), qui avaient été très défavorables à ses partisans, Ahmadinejad était sur la défensive. Il s’attendait, semble-t-il, à perdre cette présidentielle. À l’exception d’un sondage américain le donnant largement vainqueur, les autres enquêtes d’opinion, cette fois iraniennes, le donnaient battu ».
COUP D’ÉTAT EN IRAN : RÉVOLUTION POPULAIRE ET FISSURES AU SOMMET C’est alors que le Guide suprême Ali Khamenei, de plus en plus contesté au sein même de l’appareil dirigeant et de l’Assemblée des experts, a finalement consenti à fabriquer arbitrairement les résultats du scrutin, pour ériger son candidat Mahmoud Ahmadinejad en rempart de l’Etat policier en même temps que de son propre pouvoir. La falsification du scrutin et la détermination de Moussavi et de ses partisans tiennent donc davantage d’une lutte d’influences grandissante parmi les mollahs que d’une aspiration à plus de démocratie. Mais l’entreprise de coup d’Etat est sur le point d’échouer : malgré l’extrême sophistication de la fraude, les chiffres présentés étaient si aberrants que la colère populaire a tout emporté. « Les Bassidji ont également fait main basse sur une partie des urnes qu’ils ont fait disparaître – ce qui explique que les résultats ville par ville et région par région ne sont toujours pas connus, même ceux de Téhéran. L’agence officielle IRNA a remplacé les résultats manquants par des chiffres totalement abracadabrants, allant jusqu’à affirmer que Moussavi, Karoubi et Rezaï avaient été battus dans leurs villes natales ». Les véritables résultats des élections ont fuité, par le biais d’un fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur. Ils sont éloquents, et trahissent l’énormité de cette comédie électorale. « Moussavi a en fait largement remporté le scrutin, avec un peu plus de 19 millions des suffrages (sur 42 millions), devant – et c’est une véritable déroute qui explique la nécessité de l’entreprise de falsification généralisée – le second candidat réformateur, le religieux Mehdi Karoubi, avec plus de 13,38 millions de voix (alors qu’il n’a obtenu que… 0,68% selon les résultats « officiels ») !
Ahmadinejad, lui, n’arrive qu’en troisième position avec 5,77 millions de voix ; le quatrième candidat, Mohsen Rezaï, ex-leader historique des Pasdarans, occupe la dernière position avec 3,74 millions de voix ».

Libération poursuit : « Prévenu qu’il est arrivé en tête, Moussavi va immédiatement se proclamer victorieux avant d’être rapidement démenti par Ahmadinejad, puis par le Guide suprême Ali Khamenei, qui va entériner le succès du président sortant, parlant même de victoire tombée du ciel. L’auteur des « fuites », le fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, semble quant à lui avoir été arrêté dès le lendemain. Des témoins l’ont vu empoigné par des policiers au moment où il s’apprêtait à sauter du neuvième étage du bâtiment. Depuis, on ignore ce qu’il est devenu. Pour la première fois, le haut clergé chiite est entré dans la bataille. Après les grands ayatollahs Hossein Ali Montazeri, Nasser Makarem Chirazi et l’ayatollah Asadollah Zanjani, un quatrième haut religieux, l’ayatollah Abdolkarim Moussavi Ardebili, a adressé une injonction au pouvoir islamique lui demandant d’examiner avec soin les plaintes des candidats contestant les résultats de l’élection présidentielle. Ces prises de position sont pour le moins inhabituelles, la haute hiérarchie chiite répugnant, sauf lorsque la situation est gravissime, à commenter publiquement les affaires politiques. C’est Montazeri, une des plus hautes autorités spirituelles chiites, qui est allé le plus loin mardi dans sa dénonciation du trucage en décrivant les résultats comme “quelque chose qu’aucun esprit sain ne peut accepter. Malheureusement cette excellente opportunité [de l’élection, ndlr] a été utilisée de la pire façon qui soit” ».

L’express.fr se fait le relais d’une étude britannique rendue publique dimanche dernier qui pointe également des « résultats hautement invraisemblables » dans le renversement de tendance en faveur d’Ahmadinejad. Selon l’institut indépendant Chatham House, « l’analyse des chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur montre que Mahmoud Ahmadinejad n’aurait pas remporté une victoire aussi écrasante sans un changement radical des comportements des ruraux et des électeurs réformateurs. Le basculement concerne 50,9% des voix en faveur du président réélu, qui aurait gagné les suffrages de 47,5% de ceux qui avaient voté pour des candidats réformateurs aux élections de 2005. « Cela, plus qu’aucun autre résultat, est hautement invraisemblable », affirme l’étude ». En outre, l’analyse britannique, réalisée sous l’égide du professeur Ali Ansari, directeur de l’Institut des études iraniennes à l’Université St Andrews, montre que « dans deux provinces conservatrices, celles de Mazandaran (nord) et Yazd (centre), la participation était supérieure à 100%. L’étude remet en cause l’hypothèse selon laquelle la victoire de Mahmoud Ahmadinejad est due à une participation massive d’une majorité conservatrice auparavant silencieuse. Chatham House relève qu’en 1997, 2001 et 2005, les candidats conservateurs et Ahmadinejad en particulier étaient nettement impopulaires dans les zones rurales, mais les résultats de cette année montrent que le président réélu a réalisé des scores remarquables dans ces régions. Cette augmentation du soutien à Ahmadinejad parmi les ruraux et les minorités ethniques est sans commune mesure avec les tendances antérieures, souligne encore l’étude, qui juge cet aspect crucial. Le président a obtenu quelque 13 millions de voix de plus à l’élection de 2009 que le total des voix conservatrices en 2005, selon les résultats officiels. Or pour réaliser les scores qui lui sont attribués par les autorités iraniennes dans 10 sur les 30 provinces, le président Ahmadinejad a dû récolter les voix de tous les nouveaux électeurs, celles de tous les électeurs centristes, et 44% de ceux qui votaient réformateur. Pourtant beaucoup de ces provinces sont précisément celles où le réformateur Mehdi Karoubi avait obtenu de bons résultats en 2005 ». Et le peuple iranien, devant l’évidence de la manipulation, de s’enflammer. Dans un article publié par Slate, Henry Newman apporte un éclairage très pertinent sur cet embrasement de la jeunesse. Extraits.
« “C’est tellement plus énorme qu’en 79”, s’est exclamée une amie de Téhéran alors que nous conversions via Skype en ce début de semaine. Elle avait entendu l’immense foule des manifestants répéter cette phrase, encore et encore, la veille, alors qu’elle défilait de la Place de la Révolution à la Place de la Liberté, deux lieux emblématiques de la révolution ayant entraîné la chute de Mohammad Reza Shah (dynastie Pahlavi) en 1979. Aujourd’hui, la république islamique fait face à une double menace existentielle. Les révoltes massives ont totalement paralysé de nombreuses villes à travers l’Iran, et les failles du pouvoir politique et du pouvoir religieux, qui gouvernent conjointement le pays, apparaissent désormais au grand jour. Même si le refus de la réélection d’Ahmadinejad a pris une ampleur historique, ce n’est pas encore une révolution. Et les révoltes à venir seront sans doute réprimées dans le sang. Pourtant, l’idée de révolution est au cœur de l’imaginaire collectif iranien, et les manifestants d’aujourd’hui savent faire un usage intelligent des symboles, des termes et des mécanismes de la révolution d’il y a trente ans.

COUP D’ÉTAT EN IRAN : RÉVOLUTION POPULAIRE ET FISSURES AU SOMMET

[…] Pendant la révolution qui a renversé le Shah, les rues étaient emplies, la nuit, de cris venus des toits : « Allah Akbar » (« Dieu est grand »). Lors des récentes nuits, les mêmes cris résonnaient à travers la capitale. La formule a également été adoptée par les manifestants en guise de protection (il serait choquant de voir la police ou la milice d’un Etat dit islamique tirer sur une foule clamant sa dévotion). De plus, ce respect affiché pour la religion a peut-être pour but de convaincre un clergé divisé de s’opposer à Ahmadinejad. Une autre formule récupérée par les opposants, tirée cette fois de la profession de foi musulmane : « il n’y a pas d’autre dieu que Dieu ». C’est là une pique subtile, qui vise l’autorité du guide suprême et chef de l’Etat, l’Ayatollah Ali Khamenei. En Iran, le guide suprême peut même interpréter ou ne pas tenir compte de la Charia. En conséquence, certains croyants s’opposent à l’Etat théocratique, rejetant ce qu’ils considèrent comme une usurpation de l’autorité divine. D’autres, laïcs et libéraux, utilisent les mêmes formules pour atteindre leurs propres objectifs.
[…] Enfin, en choisissant le vert comme couleur de campagne, le candidat réformiste Mir Hossein Moussavi a bien montré que sa vision réformiste restait compatible avec l’Islam. L’Iran est aujourd’hui à la croisée des chemins, et les jours qui viennent détermineront la voie que cette République finira par emprunter. Beaucoup d’Iraniens de profils divers (femmes et hommes, riches et pauvres, pieux et laïcs, éduqués et illettrés) s’opposent à la victoire illégitime d’Ahmadinejad, et exigent le changement. À ce stade, il est essentiel que les opposants au régime fassent tout leur possible pour s’attirer un vaste soutien. Ils l’ont compris : c’est bien pourquoi ils utilisent les formules à sens caché et les symboles élevés au rang d’icônes depuis la révolution de 1979, rappelant par là même aux Iraniens qu’ils portent en eux la possibilité d’un nouveau changement révolutionnaire.
Les opposants au régime se réapproprient les méthodes qui ont contribué à la victoire de l’Ayatollah Khomeiny, il y a trente ans ; et ce pour combattre la république islamique d’aujourd’hui ». De fait, les manifestations sont devenues incontrôlables, spontanées, et se sont autonomisés du jeu de rôle bien distribué entre le Guide Suprême Ali Khamenei et le « chef de l’opposition » Mir Hossein Moussavi. Le leader « réformateur » est désormais engagé dans une lutte pour le pouvoir bien trop grossière et visible pour agréger autour de son nom une foule d’Iraniens de plus en plus difficile à duper. Les masques tombent des deux côtés : la véritable cible de Moussavi n’est pas Ahmadinejad – qui n’est que le meilleur homme de paille garantissant le dessein hégémonique de Khamenei – mais bien le Guide Suprême lui-même ; il espère tirer profit de son affaiblissement relatif, et exploiter les lignes de fracture qui parcourent l’appareil d’Etat, pour jouer sa carte. Ce sont ces manœuvres que le Guide Suprême a tenté de conjurer en avalisant le coup d’Etat de son poulain. Et par son prêche de vendredi dernier, Khamenei le confirme en signant clairement la fin de la récréation. Il adoube ainsi franchement son candidat Ahmadinejad, en déclarant que les résultats du scrutin sont « définitifs », et menace, parallèlement, les manifestants d’une répression totale, confirmant la crainte d’une fuite en avant d’un régime contesté de l’intérieur et par la rue. Mais par là même, Khamenei a refermé sur lui un double piège, qui le met face à une contradiction potentiellement mortelle devant les concepts même de la République islamique d’une part, et devant son peuple d’autre part.
Devant les concepts même de la République islamique car, comme l’explique très bien un article de MediArabe.info, « la crise qui secoue l’Iran ébranle les fondements de la Révolution islamique et menace le concept de Wilayat Al-Faguih. Cette invention de l’Ayatollah Khomeiny place le Guide de la Révolution au-dessus de tout soupçon (« Maasoum », qui ne commet jamais d’erreurs). Il est le représentant légal de Dieu et le chef suprême incontestable et incontesté de tous les musulmans en général, et des Chiites en particulier. Mais voilà que l’ayatollah Ali Khamenei, promu Guide suprême en 1989, après la mort du fondateur de la République Khomeiny, est sérieusement contesté pour avoir cautionné la fraude et volé aux Iraniens leur choix électoral. Déjà, les théologiens chiites de Qum avaient longtemps exprimé leur mépris à l’égard de Khamenei, estimant qu’il n’a pas les connaissances requises pour être le Guide. Aujourd’hui, ils semblent s’appuyer sur la contestation populaire pour le lâcher. Mais l’homme, par définition au-dessus de tout soupçon, est coincé par son statut et cherche désespérément un fusible. Car, s’il accepte un nouveau comptage des voix, il se discrédite et admet de facto avoir commis une erreur quand il a validé la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, sa marionnette. Pire encore, s’il accepte un nouveau scrutin, comme le réclame la foule, il conforte ses détracteurs, y compris au sein de l’establishment religieux, et confirme leurs accusations à son égard. Ainsi, le représentant de Dieu et le descendant du Prophète, comme l’indique son turban noir, retrouve aujourd’hui son vrai statut d’homme politique capable de frauder et de tricher pour se maintenir au pouvoir ». Le Guide est donc également pris au piège devant son propre peuple : en faisant tomber une chape de plomb terrifiante sur les manifestants, en choisissant le black-out médiatique, en étouffant tous les contestataires (vague d’arrestations), il a perdu toute légitimité, et désacralisé son statut « d’arbitre ». Il est désormais clairement le soutien d’un camp, et non plus le Guide de la Révolution. De l’autre côté, Moussavi est engagé dans une rupture sans retour avec les plus hautes autorités de la dictature, puisqu’il a bravé la parole du Guide en maintenant ses appels à une nouvelle élection, se déclarant même prêt à mourir en « martyr ». Mais lui-même est dépassé par les événements, puisque malgré ses appels au calme, la rue continue de manifester. Autonomisation, encore. La situation en Iran est donc très complexe, et déborde l’apparente simplicité d’une lutte entre « démocrates » et « autocrates ». Les jeux de pouvoir affleurent au contraire derrière chaque action ou parole des protagonistes, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat.
COUP D’ÉTAT EN IRAN : RÉVOLUTION POPULAIRE ET FISSURES AU SOMMET Mais s’il y en a bien que cette complexité dépasse, ce sont les néoconservateurs, qui nous ont honorés, pour l’occasion, d’un florilège de faux-semblants et de tartufferies particulièrement gratinées. Comme des autistes qui ânonnent des mantras rassurants pour se prémunir d’une situation qui leur échappe, ils se réfugient dans leur simplisme manichéen et faut assaut de maximalisme. Devant la prudence de Barack Obama, qui a bien compris que toute ingérence serait contre-productive, ils appellent à un soutien bruyant des manifestants et de Moussavi, stigmatisant dans la prudence de Barack Obama une « lâcheté » ! À défaut d’être originale, cette analyse confine à l’aveuglement coupable. Car ce maximalisme, c’est justement la faute que redoutent tous les Iraniens qui manifestent au péril de leur vie, et c’est exactement le signal qu’attendent les partisans d’Ahmadinejad pour sonner le tocsin et refaire l’unité du peuple sur le dos du « Grand Satan ». Rien d’étonnant dans cette course au chaos quand on a sous les yeux le bilan effarant de huit années Bush, et quand on se souvient que Mahmoud Ahmadinejad était le candidat choisi par les néoconservateurs. Ils se hasardent alors à transformer leur déception en dénonciation véhémente, en utilisant leur arme habituelle : l’attribution de leurs erreurs à un tiers. En l’occurrence le « dangereux », « fourbe » et « munichois » Barack Obama ! Pourtant, que Barack Obama prononce ne serait-ce qu’un seul mot pouvant laissant supposer une ingérence, et les réformateurs se rangeront derrière les conservateurs pour dénoncer l’impérialisme. Et la rue sera encore plus isolée. On remercie donc les Américains de n’avoir pas choisi des imbéciles comme McCain et Sarah Palin en novembre dernier, l’ancien candidat républicain ayant fait assaut de mièvreries morales à peu de frais, en évitant soigneusement de s’embarrasser de toutes les subtilités d’une situation complexe. Le privilège de l’opposition, sans doute ! Mais quand on lit le journaliste Ivan Rioufol, idiot-utile du néoconservatisme à la française, on se dit que les poncifs automatiques et les réflexes pavloviens ont de beaux jours devant eux. Et de voir dans le raidissement des autorités iraniennes un échec du… discours du Caire de Barack Obama ! Comme dirait Audiard, quand les cons seront sur orbite, j’en connais qui n'auront pas fini de tourner ! Citons Ivan Rioufol : « Sa politique de la main tendue est déjà un échec, puisqu’elle l’empêche de choisir, par prudence, entre la répression des illuminés et l’aspiration d’un peuple à sa souveraineté. Alors que la foule iranienne osait, dès lundi, braver les interdits et les balles, le président de la plus grande démocratie se garde de prendre parti, sous les encouragements de ses thuriféraires. À moins qu’Obama ne se ressaisisse, il est loisible de voir une lâcheté dans cette attitude. D’ailleurs, plus généralement, le « soft power » déployé par Obama, en réplique au bellicisme prêté à Bush et aux néoconservateurs, ne brille apparemment pas par son efficacité. Non seulement l’Iran le plus rétrograde se braque, menaçant les droits de l’homme et la paix dans le monde, mais la Corée du Nord multiplie aussi les provocations dans sa course à l’armement nucléaire ». Une mauvaise foi poussée à ce niveau pourrait être jugée pathétique. En réalité, c’est inquiétant. Asséner avec une telle légèreté des contrevérités aussi péremptoires fait en effet peser de sérieux doutes quant à la possibilité de son auteur de se dégager de la gangue de l’idéologie où il s’est paresseusement coulé. La Corée du Nord multiplie les provocations ? Certes, mais pas plus qu’en 2006, quand le régime stalino-paranoïaque avait effectué son premier essai nucléaire et quitté les négociations internationales. Mais Ivan Rioufol n’avait rien à y redire, le grand George W. Bush (celui qui avait tout compris) était alors aux affaires... Certains ont une mémoire opportunément courte ! Et plutôt que de mettre en cause leur propre Alzheimer journalistique, ils accusent le « soft power » d’Obama ! Même chose en Iran. Voilà donc que « l’Iran le plus rétrograde se braque » ! Bigre. Par la faute d’Obama, on a compris ! Avec un petit peu de sérieux, on pourrait dire qu’au contraire, le peuple gronde comme jamais depuis le début de la Révolution il y a 30 ans, et que le régime est ébranlé jusqu’au sommet, connaissant même des désertions et des refus d’obéir dans les rangs des Pasdarans ! Inimaginable il y a encore quelques mois, vous savez, quand le grand, le ferme, le guerrier de la Terreur, George W. Bush était aux affaires ! C’était le bon temps où l’Iran ne se « braquait pas », selon Rioufol ! Mahmoud Ahmadinejad avait été élu triomphalement en 2005, l’Irak était ravagé par la guerre civile, le Hezbollah prenait position au Liban… Ah, que n’aurait-il écrit si Obama avait dirigé le monde libre à ce moment-là !
Bref, involontairement, Ivan Rioufol ne pouvait plus clairement apporter la triste confirmation que les néoconservateurs évoluent définitivement dans une autre dimension que celle où les faits qu’ils commentent semblent se dérouler…


 


Retour à La Une de Logo Paperblog