« Il a mis longtemps avant de pouvoir parler. Il préférait rester murer dans son silence, laissant le travail de ses mains s'exprimer pour lui. »
Je tendis l'oreille malgré moi, déjà à l'écoute de ce que ce visiteur, connaissant visiblement bien l'histoire de Monsieur Moniek, se déciderait à me dévoiler.
« Il est né en 1925, à Varsovie, issu d'une famille juive de la classe moyenne, assez éloignée des pratiques religieuses. Sans spécialement reléguer la religion au rang de folklore, elle n'était pas pro-traditionnaliste et attachait plus d'importance à être assimilée à une famille polonaise plutôt qu'à une famille juive.
Second fils de la famille, Moniek a passé une jeunesse heureuse jusqu'en 1939. L'invasion du pays par les soviétiques et surtout par la Weichmacht a eu tôt fait de reléguer les souvenirs d'une vie insouciante au rang de vestiges nostalgiques.
Très vite, le pays est tombé totalement sous la coupe nazie.
La famille de Moniek a constaté avec angoisse les prémices de la tragédie se mettre insidieusement en place : stigmatisation aux yeux de la population nationale « saine », humiliations allant crescendo, spoliations des biens. La délation était encouragée, récompensée et il n'était pas rare de voir les voisins ou les amis d'hier rejeter violemment ceux qu'ils côtoyaient si affablement auparavant.
Moniek a compris que son propre pays le rejetait purement et simplement lorsqu'il a été contraint de porter l'Etoile Jaune et de vivre dans un quartier isolé sans que personne n'élève la voix.
Lorsque les persécutions et les agressions de plus en plus violentes sont devenues quotidiennes, il n'a pas bronché - comment aurait-il pu intervenir ? - il préférait concentrer ses forces et ses idées à la recherche de solutions pour améliorer l'existence de sa famille, la vie dans le ghetto de Varsovie se déroulant dans les conditions les plus épouvantables possibles.
En janvier 1943, c'est un beau jeune homme blond aux yeux couleur myosotis qui s'est vu déporter avec sa famille au grand complet, quelques mois avant l'insurrection du ghetto. Comble de l'ironie, Moniek était physiquement l'archétype de la « race indo-européenne » que désiraient voir triompher les nazis, une injure vivante lancée aux clichés véhiculés par la propagande...
Lors de son arrivée à Auschwitz-Birkenau, après un long voyage éprouvant dans un fourgon plombé, la première image que Moniek a gravé dans son esprit ce sont les lettres en fer forgé se découpant sur le bleu du ciel hivernal.
« Arbeit macht frei », « le travail rend libre » : une inscription cynique sur le portail du camp, sensée mielleusement réconforter les déportés sur leur avenir...
D'un simple geste de la main, un SS préposé au tri des nouveaux arrivants a scellé le destin de la famille de Moniek.
Avec son père et son frère ainé, il a été sélectionné pour rejoindre les rangs des hommes robustes réservés pour l'affectation au travail forcé.
Il s'est estimé chanceux : ceux qui arboraient une tare visuelle, physique ou même ceux qui ont confessé être purement des intellectuels dénués de tout sens manuel n'ont pas été choisis.
Ils sont partis dans la mauvaise file.
Définitivement.
C'est à ce moment, d'ailleurs, qu'il a vu sa mère et sa tante pour la dernière fois.
Un geste d'adieu de la main, un « à plus tard... » lancé d'une voix mal assurée se voulant réconfortante, un pauvre sourire tremblant, mourant sur des lèvres figées par la peur et elles sont parties au loin, petites silhouettes s'évanouissant au milieu de tant d'autres formes courbées, avalées par un bâtiment en briques rouges.
Il a compris plus tard qu'elles avaient pris place dans la mauvaise file, elles-aussi.
Après le temps de la sidération, de la peine et de la tristesse est venu le temps altéré de la survie au jour le jour.
Pour Moniek, ce fut le début d'une existence fantomatique, niée dans sa réalité, symbolisée par un matricule pour tout nom, une existence semblable à celles des autres : rayées et plongées dans la grisaille.
A SUIVRE...