Magazine Voyages

Ces doigts qui servent l’oubli

Publié le 27 juin 2009 par Perce-Neige
Ces doigts qui servent l’oubliNos yeux nous mentent (ce n’est pas un scoop !) et nous donnent à voir un monde qui n’existe pas. On n’en finit pas de chercher des issues. Écrire est peut-être une illusion. Mais c’est une illusion commode. L’alternative est au bout des doigts, sans doute. C’est que suggère Djuna Barnes, dans cet extrait de son œuvre la plus célèbre « Le bois de la nuit » (Ed. Seuil) : « Elle avait des mouvements légèrement arbitraires et en porte à faux, lents, gauches et pourtant gracieux, la démarche ample de la ronde de nuit. Elle ne portait pas de chapeau et son visage pâle, dont les cheveux courts poussaient à plat sur le front rétréci encore par les boucles qui tombaient presque à la hauteur des sourcils bien arqués, la faisait ressembler aux chérubins des théâtres Renaissance ; les prunelles paraissant légèrement bombées de profil, les tempes basses et carrées. Elle était gracieuse et cependant dépérissante, comme une vieille statue de jardin qui symbolise les intempéries souffertes, n'étant pas tant l'ouvrage de l'homme que celui du vent et de la pluie et du défilé des saisons, et qui, bien que formée à l'image de l'homme, est une figure de la fatalité. A cause de cela, Félix trouvait sa présence pénible et toutefois un bonheur. Penser à elle, l'évoquer était un acte extrême de la volonté ; se souvenir d'elle une fois qu'elle était partie, cependant, était aussi aisé que se remémorer une sensation de beauté sans ses détails. Quand elle souriait, le sourire n'était que des lèvres et un peu amer : elle avait le visage d'une incurable qui, pourtant, n'eût pas encore été atteinte par sa maladie. Comme les jours s'écoulaient, ils passèrent de nombreuses heures dans les musées, et Félix, tout en y prenant un plaisir sans mesure, fut surpris de voir que le goût de Robine, après avoir apprécié les plus belles choses, s'en détournait pour embrasser également le médiocre et le vulgaire avec une émotion aussi réelle. Quand elle touchait un objet, ses mains semblaient se substituer à ses yeux. Il pensa : « Elle a le toucher des aveugles qui, parce qu'ils voient davantage avec leurs doigts, oublient davantage en esprit. » Ses doigts se portaient en avant, hésitaient, tremblaient comme s'ils eussent trouvé un visage dans le noir. Lorsque sa main s'immobilisait enfin, la paume se refermait : on eût dit qu'elle bâillonnait une bouche en train de pleurer. Sa main restait immobile et elle-même se détournait. En de tels instants, Félix éprouvait une appréhension inexplicable. La sensualité de ces mains l'effrayait. »

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Perce-Neige 102 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine