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Split en Croatie

Publié le 10 juillet 2009 par Argoul

Je suis allé, en juillet d’une année récente, deux semaines en kayak de mer le long des côtes croates. L’ex-Yougoslavie offre des baies découpées et 1185 îles et îlots, si l’on en croit le site de l’ambassade en France. Ils émergent dans une atmosphère méditerranéenne et me tentaient depuis de longues années. Territoire des Celtes pannoniens annexés par Rome en 35 avant J.C., ayant subi l’influence de Byzance sur la côte, puis choisissant Rome en tant que royaume indépendant dès 925. Ensuite en lutte contre les Bulgares, puis sous domination hongroise de 1102 à 1918, la Dalmatie revient à Venise avant que Napoléon ne la rattache à l’Empire de 1809 à 1813. J’ai connu l’héritier d’aujourd’hui, le duc de Dalmatie, un fort sympathique ex-jeune homme. La Croatie m’attend donc avec Grand Nord-Grand Large, une émanation voyagiste du Vieux Campeur qui organise ce séjour. Nous effectuons Paris-Split en Airbus. L’avion emporte des femmes croates qui vivent en France depuis trente ans, ayant quitté Tito aux temps soviétiques, mais qui prononcent encore le français avec un accent rocailleux.

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A Split, il fait 29°. Bousculade socialiste et grossièreté prolétarienne se conjuguent pour la récupération des bagages. Les gens se piétinent, jouent des coudes, resquillent à qui mieux mieux, le visage obtus, fermé. Ils sont presque aussi frustres et malappris que les Chinois de la République Pop. Règnent ici le passe-droit et le pousse-toi de là. Un enfant de moins de cinq ans à la main donne le « droit » de couper toutes files, tout comme être en couple ou paraître plus de 60 ans. Une société dite socialiste n’est tissée que de privilèges. Les bagages à mains, nombreux, imposants et ficelés, servent à délimiter un territoire autour du contrôle des passeports. Cette génération n’a pas de civilité.

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Après environ une heure d’attente et de bousculade, nous voici dehors, nos bagages avec nous. Nous attendons le bus pour la ville. Notre accompagnateur, Eff, passe le temps en nous faisant nous présenter. C’est un peu formel et sent son brevet d’animateur. Je préfère quant à moi découvrir progressivement les autres, tels qu’ils se donnent l’apparence puis se livrent petit à petit, mais aujourd’hui l’approche directe l’emporte. Cela convient à l’humanité pressée et permet de passer de groupe en groupe comme dans un grand magasin, de façon presque impersonnelle, sans s’impliquer le moins du monde.

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Le groupe comprend la famille, bretons branchés bretonnants, tendance caviar mais avec un reste d’idéalisme des années 70. Le vieux est le patriarche, imposant et moustachu, Laine sa femme, petite et intello pour exister, au demeurant bonne mère attentive et pas possessive. Glane vient de passer son bac et se destine à la médecine, « comme papa ». Braque entre en première et hésite encore entre le jeu d’enfance (bandes dessinées et skate board) et l’après-bac (fera-t-il du dessin une profession ?). La grosse Mariam enseigne la stratégie d’entreprise en fac. Rose-Mère vient de Normale Sup où elle est devenue prof d’anglais pour khâgneux dans l’est. Elke est belge flamande, architecte aux Pays-Bas. Elle a des épaules de nageuse est-allemande et fume clope sur clope pour passer sa nervosité fondamentale. Jipi réprime les fraudes pour le fisc français. Nonchalant, célibataire, il est gentil et cultivé mais toujours en accord avec tout le monde. Il va de soi que j’ai travesti les prénoms, je n’écris pas pour vexer et ma parole est ainsi plus libre.

Dans le bus qui va vers Split, je somnole un peu. Ma nuit a été courte avec le rendez-vous trop tôt. Le vin rouge du pays bu dans l’avion, assez fort, m’engourdit. L’inaction, la chaleur, m’achèvent. Les abords de Split sont industriels et construits récemment : développement ou combat ? L’ex-Yougoslavie s’est en effet déchirée des années durant et cela n’a pas été sans laisser quelques traces dans le paysage. Les immeubles sont en béton comme on en voyait en Espagne il y a 30 ans, du clapier rapide et pas cher pour besoins urgents. La ville compte 190 000 habitants, beaucoup moins que Zagreb, la capitale (1,1 millions avec l’agglomération), sur 4,5 millions de Croates. La vieille ville est belle dans ses remparts. La forteresse est resserrée contre les Maures, ennemis historiques et contre le soleil, ennemi biologique. Les ruelles sont méditerranéennes, les façades et la cathédrale de style vénitien. Nous buvons une bière, qui se dit ici pivo comme en russe. Je retrouve quelques mots parents.

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Un lourd Croate à l’œil éteint nous conduit d’un pas lent jusqu’à la pension réservée dont il est propriétaire. Quatre chambres nous sont ouvertes où nous tassons le couple, les adolescents ensemble, puis les trois filles, enfin les trois garçons. Il fait encore chaud et moite en fin d’après-midi sur Split. Les gamins portent de légers débardeurs très échancrés sur le dos et la gorge, ou rien du tout. Chair dorée, cheveux châtains clairs, ils sont physiquement plus proches des Italiens que des Slaves. Les moins de 15 ans, espoirs du pays, comptent pour 19,4% de la population. A voir les adultes à l’aéroport, l’époque socialiste a éradiqué la culture italienne des manières et des politesses pour la balourdise prolo-slave. Les paysans venus à la ville ne s’y sont pas sentis « élevés » ; ils ont plutôt été rabaissés dans leur dignité par la misère et la promiscuité urbaine, ce qui a exacerbé leurs habitudes de rudesse sans les « polir » le moins du monde. Gamines et gamins, au moins, sont jolis à regarder, vigoureux et bien vivants. Avec l’ouverture du monde soviétique depuis douze ans, leur culture n’est plus la même que celle, étriquée, de leurs parents. La télévision, les contacts avec les étrangers et les émigrés leur donnent d’autres exemples, d’autres mœurs – et c’est tant mieux.

Nous effectuons un premier tour dans la vieille ville emplie de touristes, errant parmi les ruelles qui protègent de l’ardeur solaire, ouvrant sur des placettes vénitiennes aux pavés brillant d’usure. Le dîner, dans une auberge d’un coin de rue, nous paraît somptueux, à base de poulet en brochettes et d’escalope « milanaise », fourrée de jambon et de gruyère. Nous prenons à six une bouteille de vin, aussi râpeux et aussi fort en goût que celui de l’avion. C’est un vin du sud, sucré d’origine, nourri sur les collines rocailleuses où la terre n’est pas riche. J’en aime la saveur qui va bien à la rudesse du pays et aux pierres usées de la ville vieille. Nous terminons la soirée par une dédicace à nos adolescents : devant une glace crémeuse à l’italienne, au bord d’une place. La nuit est tombée et les familles se promènent. La brise de mer rafraîchit un peu l’atmosphère tandis que la lumière orangée des lampadaires modernes donne aux façades une teinte de coucher de soleil en pleine obscurité.

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Je demande à Glane ce qui l’intéresse dans la vie : la médecine. Elle commence dès la rentrée, à Paris. Son frère Braque est fan de bande dessinée et passe du temps à crayonner. Il croque non ce qu’il voit, ce qui pourrait s’envisager à titre d’exercice, mais ce qu’il rêve, montrant par là qu’il en est encore à l’imitation des modèles. Son idéal du crayon est le dessinateur de « la jeunesse de Blueberry ». Etonnant gamin, je ne sais pas si ses rêves se réaliseront, mais ils sont beaux et il s’y entraîne. Je pense au mien, lui aussi fou de dessin. J’aime les êtres de passion, même si leur désir est presque toujours remis en cause par les réalités. Qui est tendu vers un but unique y arrive de quelque façon, sinon directement, du moins en contournant les principaux obstacles. Pour attraper des souris, il faut se faire chat : ne rien voir d’autre que la proie, mobiliser toutes ses ressources, y prendre plaisir comme à un jeu. Braque a les yeux bleus de son père, vaguement étirés sur les tempes, les cheveux drus châtains très clair et bouclés comme ceux d’un ange Botticelli. Il porte ce soir un tee-shirt rouge marqué « Carhartt » en blanc. Cette mention mystérieuse ne me dit rien, pas plus qu’aux autres : il s’agit d’un mot-clé pour initiés, une marque de skate parmi les références.


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