En avril 1917, Raymond Radiguet, à peine 14 ans, lycéen à Charlemagne, rentre chez lui à Saint-Maur-des-Fossés. Sur l’impériale du train de la Bastille, il rencontre son père en conversation avec une jeune femme, Alice Saunier. Très vite, Raymond, s’intéresse à la jeune femme. Ils se revoient, font plusieurs voyages en train ensemble.
Institutrice à Saint Maur, Alice est déjà fiancée à Gaston Serrier, décorateur sur verre mobilisé au 151e RI. Raymond Radiguet, qui dévore les classiques, s’enflamme dès que l’enseignante lui parle de littérature. Une passion est en train de naître entre deux êtres que dix années et quelques rues séparent. Né le 12 décembre 1903, Raymond Radiguet habite 4 avenue Charles VII à Saint-Maur. Née le 2 décembre 1893, Alice habite à deux pas, 13 avenue du petit parc, aujourd’hui avenue de la Libération.
Dans l’appartement de la jeune femme, devant la cheminée où crépitent des bûches d’olivier, c’est Alice qui s’enhardit la première et qui s’empare des lèvres du frêle jeune homme. Elle s’accroche à son cou «telle une naufragée». «Je ne comprenais si elle voulait que je la sauve ou que je me noie avec elle», se souvient Radiguet. Ils se raccompagnent le soir, prolongent à l’infini le bonheur d’être deux, seuls, aimants, aimés.
Ils s’aiment, en effet, sans trop se cacher. «Bouche à bouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutes blessées, tièdes de soleil», raconte Radiguet. S’il ne goûte guère sa coiffure et ne dit jamais qu’il la trouve belle, il se laisse charmer par son imprudence : on les aperçoit parfois dans Saint-Maur, main dans la main. Si Radiguet fait un peu gringalet, Alice apparait passionnée, entière, angoissée… Hagarde, diront certains.
Mais les lettres du front rappellent qu’avec la fin du conflit, viendra la fin de leur idylle. Jaloux du mari conscrit, Radiguet dicte les réponses. L’écrivain Paul Morand, qui l’a bien connu, pense qu’Alice était une de ces femmes de guerre à qui la solitude pesait et qui se consolait avec des réformés ou des adolescents. «Le plus trompé des deux, c’était moi, affirme Radiguet. J’étais son amour par procuration.»
Les fiançailles avec un homme mobilisé ajoutent au côté sulfureux de cette romance entre une enseignante et un adolescent. Paul Morand trouve encore les mots justes : «Radiguet canotant sur la Marne, derrière le front, et faisant l’amour à la fiancée du soldat inconnu, c’était comme une seconde victoire de la Marne insultant la première. (Mais) où était l’indécence, l’immoralité, sinon dans cette guerre même qui empêchait de s’unir des êtres jeunes…».
Les vacances de 1917 les séparent. Puis le soldat revient au bercail, et se marie avec Alice en octobre 1917. Dès qu’il est reparti, elle appelle Raymond, et leur passion se ranime. «Oui, mords-moi, je voudrais que tout le monde le sache», s’écrie-t-elle un jour. Ils passent de longues soirées ensemble, silencieux : «Nous nous taisions : j’y voyais une preuve du bonheur».
Radiguet, qui traite ses études par dessus la jambe, finit par les abandonner. Grâce aux accointances de son père, caricaturiste de l‘Assiette au beurre, il entre au journal “L’Intransigeant”. La relation avec Alice commence à s’étioler. Raymond lit un jour une des lettres au mari, trouve le diminutif qu’elle lui sert dans l’intimité, se fâche quand elle lui redit et la gifle.
Si elle se comporte en amoureuse délaissée, Radiguet, sentimental mais orgueilleux, masque tout ce qui pourrait exciter sa sensibilité à fleur de peau par une désinvolture de circonstance. Il affecte de ne pas venir aux rendez-vous qu’il lui donne, rue Montmartre. Alice attend, puis vient s’épancher auprès des journalistes attablés au Café du Croissant. Ils l’écoutent, compatissent, lui paient un verre. Plus tard, ils préviendront le “petit” : «Elle est venue hier. Elle vous cherchait…».
Le 11 novembre 1918, l'armistice clôt quatre années de grandes vacances pour Radiguet. Revenu du front, l’homme bafoué remarque vite qu’on rit dans son dos. Il interroge sa femme qui masque leurs nombreuses rencontres derrière de prétendus cours de français. Le 16 décembre 1918, Alice met au monde un enfant, dont on a tout lieu de penser qu’il est de Radiguet.
Malgré son cynisme affiché, son mépris de façade, Raymond est amer : il en veut à Alice, au point d’imaginer sa mort à chaque fois qu’il voit passer un enterrement. Cet amour est passé comme un rêve. La rencontre avec Cocteau va précipiter Radiguet vers l’ivresse des nuits parisiennes. Grâce à lui, ce jeune arriviste pénètre par la grande porte le monde artistique parisien des années folles. Il écrit des poèmes, des articles, des pièces de théâtre. L’entregent de Cocteau, et à une campagne publicitaire énorme de Bernard Grasset catapulte son premier roman vers la renommée : 50 000 exemplaires du Diable au corps sont vendus en un mois ! Bien qu’inspiré directement de sa liaison avec Alice, c’est avant tout une œuvre de romancier qui sait prendre ses distances avec la réalité en laissant courir sa plume, et une œuvre d’un moraliste, portant un regard aigu sur son époque.
A la différence de la génération précédente, décimée dans les tranchées de Verdun, sa littérature est une «littérature du pressentiment», de ceux qui se savent condamnés à mourir jeune, et qui veulent brûler leur existence avant qu’elle ne les consume. Il contracte la fièvre typhoïde pendant ses vacances d’été 1923 à Arcachon. Le 28 novembre, on le conduit à la clinique du Dr Baup, rue Piccini. Il va agoniser très vite. Le 12 décembre 1923, il meurt solitaire, isolé dans sa chambre de contagieux. Il est mené en terre au Père Lachaise, dans un cercueil blanc couvert de fleurs blanches, tiré par des chevaux blancs, devant un aréopage de célébrités, de Brancusi à Max Jacob, en passant par Gaston Gallimard, Joseph Kessel, Marie Laurencin, Pablo Picasso, Jean Giraudoux... Le météore Radiguet passe directement de la gloire à la postérité.
Les époux Serrier vivront ce succès comme un véritable calvaire : Gaston Serrier interrogeait encore Alice sur son lit de mort pour la conjurer de lui dire toute la vérité. Jusqu’au bout, Alice nia avoir cédé aux avances de Radiguet.
Illustrations : Modigliani, Wikipedia, Le diable au corps/Autant-Lara, X