« La compréhension" historique doit être conçue fondamentalement comme une survie de ce qui est compris, et il faut considérer, par conséquent, ce qui est apparu dans l'analyse de la "survie des œuvres comme le fondement de l'histoire en général»
Le fait, pour une chose, d'être passée ne signifie pas seulement qu'elle est loin de nous dans le temps. Elle demeure lointaine, certes, mais son éloignement même peut surgir au plus près de nous - c'est, selon Benjamin, le phénomène de « l’aura » des œuvres (mais qu’on peut étendre à d’autres domaines culturels) par excellence « tel un fantôme non racheté, tel un revenant »
Celle-ci ne se fit pas pourtant sur le plan économique social. Le Mezzogiorno, longtemps considéré comme une colonie du Nord, resta isolé géographiquement et culturellement, l'insularité de la Sicile et son héritage historique la tenant à l'écart des bouleversementsdestempsmodernes. Les réformes agraires échouèrent, malgré les tentatives de la République ; la pauvreté du sol, la rudesse du climat, les difficultés de communications dans les régions isolées et montagneuses du Mezzogiorno ne facilitèrent pas l'élaboration de solutions. L'intérieur de la péninsule, dénudé et austère, ne connut pas l’ industrialisation : les capitaux utilisés pour tenter de lancer une industrie dans le Sud étaient en majorité des capitaux du Nord, et les riches propriétaires sudistes n'investissaient guère leur argent sur place.
Fatalité du sort, oppression et catastrophes naturelles étaient acceptées par les paysans comme une malédiction qu'ils ne savaient conjurer sinon par les forcessurnaturelles et la magie. Ce pays coincé entre "l'eau salée et l'eau bénite » en conservant des formes de mysticisme que le Moyen Age avait connues trouvait alors dans la participation au sacré une compensation à sesmalheurs.
Les espaces sacrés jadis réservés aux cultes antiques gardèrent aux yeux des habitants leur potentialité sacrée ; l'Eglise catholique, en christianisant les lieux où avaient été découvertes des statues de divinités antiques, en fit des lieux de culte où l'homme puisait la force accordée par le dieu ou le saint qui l'habitait. Les saints chrétiens martyrs remplacèrent les dieux païens, Marie prit la place de Déméter et de Cérès sur les collines arides de la Lucanie et de la Calabre. « Habitant d'un pays naturellement pauvre, n'ayant pas été touché par les grands courants de la pensée européenne, le paysan du Sud, fidèle au passé, manifeste une prédilection pour les fêtes religieuses où se mêle le profane, qui lui permettent de rompre avec la monotonie et l'angoisse de la vie. Le sentiment de puissance qui se dégage du sacré le rassure, l'image de la Vierge ou du saint intercédant auprès de Dieu lui garantit la sollicitude de l'être adoré qui peut tout pour lui qui ne peut rien »michelle caroly .introduction « aux noires vallées du repentir
(pour la pensée de de martino ici tres brièvement indiquée et son travail sur « mythe de la tarentule » cliquer sur la catégorie de martino)
Selon la thèse fondamentale du « Monde magique » (1948), les concepts qui orientent notre historiographie moderne sont incapables de permettre la compréhension du monde magique(sinon comme irrationalité et grossière superstition de paysans primitifs et arriérés) parce qu’ils sont historiquement étrangers et relèvent trop de l'approche positive d'un être au monde "décidé et garanti ;
« L’attention se portera sur les rapports entre ces survivances et la forme dominante de la vie religieuse, c'est-à-dire le catholicisme dans ses accents magiques particuliers au Midi. Ainsi seront indiqués les nombreux rapports, passages, syncrétismes et compromis qui relient la basse magie extra-canonique aux modes de dévotion populaires et aux formes officielles mêmes de la liturgie. Le panorama qui en résulte peut paraître, à première vue, extrêmement désordonné, contradictoire, semé de coexistences absurdes et, cependant, un examen plus approfondi permettra de discerner le thème unique qui relie des éléments aussi hétérogènes, c'est-à-dire le besoin de protection psychologique en face de l'extraordinaire puissance du négatif dans la vie quotidienne et de l'insuffisance de comportements efficaces « réalistement » orientés.
« Force magique », possession, ensorcellement comme exorcisme offrent un cadre représentatif stable, socialisé, institutionnalisé, dans lequel l’aliénation se transpose sur un plan supra-temporel (le sacré comme radicalement autre). »Ainsi se dessine alors le moment protecteur de la magie, le mythe en tant qu’exemplerésolutif de l'événement et le rite en tant que répétition du mythe » (de martino.la terre du remords)
« Voici un livre d'une terrible beauté qui ne pourra laisser l'œil du lecteur indifférent et qui introduira, je crois, dans son esprit quelque trouble lorsqu'il l'aura refermé. On ne peut aborder les images sévères etsouvent terrifiantes d'André Martin avec neutralité. Elles nous restituent dans leur brutalité, l'expression de la douleur d'un peuple ainsi que les moyens traditionnels, faits de rituels magiques et de cérémonies religieuses, que ce peuple a élaboré depuis des générations pour supporter les difficultés de l'existence, combattre la maladie et transformer, le temps d'une fête ou d'un pèlerinage, le désespoir quotidien en espérance infinie. Mais cette fois-ci, il ne s'agit pas de paysans du Moyen Age appartenant à une époque que l'on croit à jamais révolue, ni d'Africains si éloignés de nous, que l'on pense que nous n'avons presque rien de commun avec eux. »…
Certains d'entre nous pourront bien sourire, et il n'en manquera pas, de la répétition rythmée de formules incantatoires destinées à chasser le Malin, du rituel de l'exorcisme et du culte à la Madone, mais le sourire ou ladérision sont aussi des manières habiles d'exorciser ce qui nous effraie le plus et fait précisément problème. D'autres, à l'opposé de l'allergie horripilatoire devant ce que l'on qualifie un peu vite et un peu à la légère de superstitions et de "recettes de bonnes femmes", éprouveront au contraire une secrète fascination et une irrésistible nostalgie pour le bon vieux temps. Ils "colleront" alors aux images d'André Martin, car ces dernières leur feront plaisir »
« L'un des mérites de la compréhension ethnologique telle que je l'éprouve personnellement - car l'ethnologie est aussi une épreuve - c'est qu'elle est tout le contraire d'une grille de décodage dont on disposerait à la manière d'un savoir préexistant et immuable, que l'on promènerait avec soi au fil des cultures visitées et qui décernerait des brevets de réussite sociale. Elle suppose tout au contraire l'implication affective, profonde du chercheur dans le champ de sa recherche qui doit tenir compte, c'est le moins qu'on puisse exiger de lui, de l'analyse et de la maîtrise de ses propres fantasmes en face de ceux des autres. Si cette attitude ne va pas de soi, c'est qu'elle n'est pas de tout repos : elle entraîne en effet un mouvement perpétuel de va-et-vient entre l'identique et le différent, le même et l'autre, la situation de l'observateur et de l'observé, placés tour à tour au dehors et au dedans et dont les positions respectives risquent de basculer à tout moment jusqu'à s'inverser.
l'extérieur, en "collant" aux images d'André Martin, puis en prenant nos distances, de nous interroger sur nos propres méthodes psychiatriques et médicales, qui véhiculent sans doute en secret des systèmes de représentations qui ne sont peut-être pas très loin de ceux des paysans de la botte italienne. »
« Mais avant de prendre position sur l'efficacité des psychothérapies et des sociothérapies traditionnelles en Italie du Sud, qui sont simultanément des liturgies et des rituels de la dramatisation et de la dédramatisation du mal, du malheur et de la mort, avant de nous demander si les villageois siciliens écrasés par la misère, le sous-développement et la rigueur de l'ordre patriarcal ne monteraient pas de toute pièce un gigantesque délire collectif, il importe, en regardant attentivement les images d'André Martin, que nous écoutions ce que la conscience de ces villageois nous dit, que nous acceptions - fût-ce provisoirement - ses propres critères du normal et du pathologique, du profane et du sacré.
Les premières images du livre suggèrent d'emblée le cadre géographique, économique et social sur lequel viendra se greffer la conscience mythique du groupe : ces paysages dénudés et désolés de Lucanie, de Calabre, des Pouilles et de Sicile, ces villages d'une pauvreté extrême, ces populations analphabètes pour une bonne part, peu touchées par le contact avec le monde moderne, accablées par la rudesse du climat et l'épreuve du sous-développement, sont pro-Pices à l'irrationalité collective et à la répétition rituelle ae la tradition… ».
L’auteur évoque alors de martino et son étude sur la tarentule (voir articles correspondants). A partir du symbole de la tarentule en effet , s'étend, s'enrichit et forme la texture vivante d'un mythe d'une puissante intensité : le mythe de l'agression du "mauvais passé" qui, » comme le dit Ernesto de Martino, "mord" et "remord" chaque année à la saison chaude où les paysans récoltent ce qu'ils ont semé »
« Dans ce culte, au premier abord d'une singulière étrangeté, les femmes ne se contentent pas, comme tout à l'heure, de parcourir le sanctuaire à plat ventre : elles rampent sur le dos en poussant des cris, grimpent sur l'autel, et puisqu'elles sont devenues des tarentules, la foule des fidèles rassemblés pour la circonstance ne s'en approche qu’ avec précaution, car, comme on dit à Galatina : "Elles sont dangereuses." Oui - c'est sur ce phénomène paroxystique que je voudrais m'arrêter quelque peu, tant je suis frappé par la richesse et la luxuriance des symboles ici évoqués et mis en jeu.
Le mythe de la tarentule s'appuie comme tous les mythes sur un support réel, et d'abord sur le fait suivant :l a morsure venimeuse d'une petite araignée qui s'appelle le latrodecte.
« L'animal mythique, qui "mord" et "remord" chaque année, est un animal coloré, sonore, chantant et dansant. Il faut donc pour en venir à bout faire appel à de petits
orchestres ambulants composés de violons, de cithares, et de tambourins qui joueront ces mélodies bien connues des Italiens, et qui précisément s'appellent les "tarentelles".
Le caractère festif et liturgique du mythe de la tarentule en action, qui est à la fois
Rejoignant de martino, francois laplantine rejettela dérision facile comme les interprétations souvent méprisantes et dévalorisantes ; les réductions desséchantes dans les grilles préétablies de la "psycho quelque chose", ou de la "socio quelque chose", et où le plus souvent notre culture savante fait le procès d’une autre. Rendre compte des systèmes de représentations traditionnelles méditerranéennes, comme d'un espace fantasmatique et illusoire venant doubler d'une manière superflue le réel, serait entretenir l'illusion d’un ethnologue contemplant les autres d’un point de vue impartial et neutre(celui de dieu en fait)…refusant d’invoquer le délire psychotique comme grille d’interprétation ,il montre la présence ,dans les rituels d’envoutement ,d'un langage d'emblée culturel qui assure la communication entre les hommes. La crise d'agitation hallucinatoire aiguë agirait elle, dans un sens rigoureusement inverse : en désocialisant la personnalité en la désindividualisant et en l'appauvrissant.
« Elle est un échec et une grimace de la possession, elle est la réduction du mythe au symptôme, à travers lequel le psychiatre parisien, lyonnais, romain ou napolitain n'a évidemment cette fois aucun mal à diagnostiquer le processus d'une pathologie conventionnelle qui, non dans son contenu, mais dans son économie, lui est familière. Alors que la décompensation hallucinatoire camoufle et révèle simultanément une angoisse individuelle qui est souvent une souffrance atroce, les pratiques culturelles traditionnelles des Italiens du Sud et des Siciliens sont la célébration fervente et enthousiaste d'un mythe collectif, c'est-à-dire d'une parole socialisée qui circule entre tous les participants. »
« Ces cérémonies cathartiques d'exaltation, qui s'efforcent de redonner un sens au désordre en le socialisant, sont d'abord la célébration de rituels joués et symbolisés qui se déroulent à la limite du théâtre. Il existe un moment de la compréhension où l'approche artistique. qui est celle d'André Martin, rejoint l'approche de la science .. Je pense notamment aux livres de Claude Lévi-Strauss, qui a su construire une oeuvre ethnologique résolument scientifique parce qu'il est aussi un poète.
Les images d'André Martin accompagnées de leurs commentaires en disent long, à mon avis, sur l'inconscient culturel, la mémoire villageoise et l'imagination des paysans de Calabre, de Sicile et des Pouilles. »
L'ensemble des textes ci dessus sont des extraits de la préface de FRANCOIS LAPLANTINE.
Ci dessus un conteur populaire présentant des "exvotos"