En quittant la crique à la pagaie, nous croisons un bateau à poil et au moteur. Ses six occupants ont pris au mot les Fleurs de Baudelaire : “nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !” Ils sont tous entièrement nus, quatre adultes et deux grands adolescents, probablement allemands. Les corps n’ont pas encore pris la couleur du biscuit et peut-être est-ce qu’ils cherchent en cette tenue adamique. Odeur de pin et de mer, légère brise qui soulève une houle légère, les conditions sont idéales pour que nous apprécions cette matinée. C’est en ce climat incomparable pour les sens, en Méditerranée, que sont nées plusieurs grandes civilisations qui ont marqué les siècles. De la tension entre passion et raison, entre sensualité et liberté, il doit y avoir en ces lieux quelque juste harmonie. Nous avons moins de deux heures de kayak à faire aujourd’hui pour atteindre la crique suivante, prévue pas trop loin d’un village. Les étapes sont étroitement dépendantes des possibilités pour nous de débarquer et du ravitaillement en eau. Les précédents accompagnateurs ont annoté les cartes marines de points au feutre jaune pour matérialiser ces endroits. Nous ne voyons presque pas le temps passer.
A peine les bras commencent-ils à fatiguer que nous sommes arrivés à Murvica. La plage est de galets plus fins et plus roulés par les eaux que celle d’hier soir. L’onde bleue est aussi transparente, sans presque un oursin. Nous arrivons par mer en même temps que deux couples croates accompagnés d’un petit garçon qui peut d’avoir 4 ans. Il se met vite tout nu comme ils aiment le faire à cet âge, pour se jeter dans l’eau dans un éclat de rire avec des bouées de bras. Après avoir remontés les kayaks sur l’estran, nous nous préoccupons à notre tour de nous baigner et d’explorer les fonds avec masque et palmes. Avec nous, nagent de petits poissons ovales tout d’argent, près de la surface. Nous séchons ensuite au soleil en savourant la madeleine fourrée à la confiture d’abricot de l’en-cas. Le paquet provient lui aussi de Leader Price, mais il s’agit cette fois d’un achat judicieux. Il est un peu plus de 10 h du matin et nous resterons jusqu’au lendemain. Un pin garni de ses pommes offre son ombre légère et le support de ses branches aux cigales crissantes. Des papillons volettent, tout comme de grosses mouches zonzonnantes. Le sommet des falaises, avant d’arriver à la crique, était planté d’oliviers et de vignes, signe que la contrée est plus habitée que la vallée de ce matin.
Le frère et la sœur ados jouent à l’eau puis se sèchent sur une serviette, alternativement. Le manège a lieu plusieurs fois. Les parents sont partis en couple se promener sur le sentier qui monte. Eff fait ses comptes et rédige le rapport d’étape des jours passés. Mariam lit ses SMS sur son portable « [un opérateur] qui est le moins cher pour communiquer à l’étranger ». Elke dort un moment, puis se baigne en s’ébrouant comme un phoque. Sa conversation est limitée par son français hésitant. Les Italiens jouent aux contes et le bébé babille avec une périodique envie de l’eau. De nouveaux venus guignent nos places et s’empressent de les envahir dès que nous partons déjeuner.
Le village de Murvica, à près d’un kilomètre sur la falaise, comprend un seul restaurant, le Mali Raj. Sa longue terrasse domine la mer où évoluent toutes sortes d’embarcations, des gros ferries aux fins voiliers et aux barcasses à moteur des pêcheurs locaux. Nous y mangeons (menu obligatoire) des… spaghettis bolognaise, met que nous avons été incapables de faire cuire sur notre matériel déficient, puis une glace à la vanille. Pourquoi aller au restaurant pour ce plat que l’on peut faire normalement en camping ? Une salade du pays ou des fruits de mer auraient été mieux adaptés car il nous est difficile de transporter des tomates et des feuilles dans les kayaks chargés. Le budget GNGL est si réduit qu’Eff doit se débrouiller pour faire avec. Le cadre du restaurant est agréable, l’eau des pichets est fraîche et la bière locale (que chacun paye), brassée à Split, offre son demi-litre à 4,9° d’alcool. Elle est parfumée et sur l’étiquette figure une tête de bouquetin. La marque ? Zlatorog Pivo.
Le patron nous emmène ensuite en voiture à quatre pour faire des courses en ville. Son automobile est une vieille Opel Ascona poussiéreuse et déglinguée. La ville s’appelle Bol. Un port aménagé pour les ferries a permis son développement commercial et ses supermarchés offrent tous les ingrédients de la vie moderne, des étals en plein air les fruits et légumes locaux. Des banques permettent le change. La piste que nous suivons pour accéder à la ville est bordée de voitures de touristes, immatriculées à l’étranger ou sur le continent, à la recherche d’un endroit à peu près plat où se jeter à l’eau. Les plages sont en général minuscules sur cette côte rocheuse, dispersées au hasard de l’érosion marine. C’est dire que la place y est chère pour les 6,5 millions de touristes recensés en 2001, surtout lorsque la route ne passe pas trop loin. Le patron me dit, dans un mélange d’anglais, d’italien et d’allemand, que les touristes, ici, sont principalement italiens et autrichiens. Les Anglais « venaient beaucoup avant mais, pour des raisons politiques, viennent beaucoup moins ». Nous achetons des fruits à l’étal, les tréteaux au-dessus du port étant tenus par des jeunes du cru, maigres et commerçants. Au supermarché, Elke m’a chargé de lui acheter des cigarettes, dont elle ne peut se passer (17 kunas le paquet de Marlboro light). Nous achetons aussi du fromage local – très cher, 132 kunas le kilo – et à nouveau du thon à l’huile. La plupart des touristes se promènent en costume de plage. Au retour, le patron nous montre en contrebas de la piste, donnant sur la mer, la villa toute neuve de Zvonimir Boban, le capitaine de l’équipe de foot de Croatie. La maison est en pierre et donne directement sur la plage rocheuse. Elle comprend un grand terrain planté de pins où une piste pavée serpente en montant vers la route. Le patron est très fier d’avoir cette célébrité à sa porte. Lui-même est allé une fois en France durant une semaine pour soutenir l’équipe de football croate. C’était à Lyon, et il se souvient y avoir mangé une entrecôte de bœuf grillée, entourée de légumes qu’il nous avoue avoir longuement savourée !Une fois déposés par l’auto, nous portons les courses par le sentier qui descend vers la crique, dans les odeurs de pin et de romarin. L’eau, sur les bords, est bleu turquoise et, comme hier, si transparente que les bateaux au mouillage y semblent comme suspendus. « Notre » plage est très occupée, à la fois par les Italiens du matin et par des Croates accompagnés d’un Andrea de 8 ans, cheveux blonds et peau caramel. Je reprends un bain et le reste du temps se passe à lire, à écrire et à rêver. En face, sur les rochers d’une autre crique, un couple et son petit se baignent tout nus. C’est une habitude, ici, une revanche sur la pudeur du socialisme soviétique.
En fin d’après-midi, les autres font faire une promenade. Le Vieux visite une grande maison abandonnée qui domine la mer, près de laquelle passer quand on emprunte le sentier qui mène au village. Le toit y est troué et Le Vieux pense que cela a été fait par un obus. L’intérieur est pulvérisé. Un pressoir est installé au sous-sol, me dit-il, mais il n’a pas pensé à vérifier s’il restait du vin dans les caves. Je reste seul sur la plage avec les kayaks. Les baigneurs sont rentrés avec le déclin du soleil. Un ou deux pêcheurs passent en barcasse relever les casiers marqués, sur la surface de la mer, par des bidons flottants blancs ou jaunes. Les casiers sont ancrés au fond par des pierres. Sur le rocher d’en face, je vois deux mules chargées ; elles ravitaillent la cabane d’été sise en contrebas du sentier, près de l’eau et inaccessible en voiture.
Le dîner est prévu à 20h au village et je pars de la crique une demi-heure avant pour avoir le temps de me raser à l’eau douce dans les toilettes du restaurant, et pour rincer mon sweat-shirt de kayak, raide de sel. Le soir embaume sur le sentier, les plantes saturées de soleil s’ouvrent à la relative humidité du crépuscule et l’on sent monter l’odeur de terre mouillée. Les couleurs se pastellent, se nacrent, moins franches qu’en plein soleil. C’est l’heure de la nuance. Tout ce qui est trop nu se rhabille, tout ce qui est trop clair s’adoucit, l’exacerbé se détend. C’est le paysage tout entier, ses dieux et ses habitants, qui se modère. Lorsque j’arrive au restaurant, un quart d’heure avant l’horaire, la table est déjà servie. Les autres n’ont pas pu attendre, fascisme groupal de “la famille”. La « solidarité » n’est qu’un mot pour parer l’égoïsme de chacun. J’entreprends quand même de me raser et de laver mon vêtement, comme prévu. Le dîner attendra. Il est composé de salade de chou, tomates, concombres, de calamars grillés entiers et de frites. Les calamars sont très bons, présentés bruts avec un quartier de citron. Je suis en bout de table, avec les adolescents. C’est tant mieux car Glane est horrifiée par les tentacules de la tête et Braque, qui en a goûté un, trouve la bête trop élastique. J’ai donc près d’un plat pour moi tout seul ! Mariam, complexée, « n’aime pas trop ces bêtes-là » - pas plus qu’elle n’aime les mecs, d’ailleurs. Elle a depuis le début une attitude hostile à mon égard, sans raison apparente. Je suis le seul mâle non attribué qui reste après la défection de Jipi, quant à Eff, il est le chef et reste de toute façon très discret. Les autres, heureusement, se régalent. Enfin un plat du pays !
Nous revenons dans la nuit qui tombe après avoir fait le plein de tous les jerrycans d’eau douce. Les kayaks sont restés sages et nous attendent, alignés en rouge et noir sur les graviers. Nous ne nous sommes pas beaucoup fatigués par rapport aux jours précédents. Je vois se lever la lune sur la crête d’en face, entre les pins. Elle est pleine, grosse tête ronde encore pâle de sommeil, qui s’affine peu à peu et bleuit à mesure qu’elle monte au firmament. Après avoir enfin réussi à m’assoupir, je ne suis réveillé que par les cigales ; elles imitent très bien les froissements de plastique du premier jour !
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