- Qu'est-ce que vous faites ?
- Je lis le "Souriez des Balkans".
- Comme d'habitude, vous n'avez pas d'autre lecture ? Vous allez finir par asseoir votre réputation d'analphabète si vous ne changez pas vos habitudes.
- Je crains que ce ne soit déjà trop tard, de toutes façons il ne faut pas trop s'inquiéter de ce que les gens pensent.
- Et qu'est-ce que vous lisez en particulier comme article ?
- Je lis le récit de la croisière que l'équipe du "Souriez des Balkans" a effectuée dans la région, et je me dis qu'ils sont un peu gonflés. Toute l'année durant ils nous servent des tonnes de misérabilisme sur la région, mais une fois qu'ils y sont pour leurs vacances tout devient rieur et pittoresque. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
- Pourquoi pas, il faut bien que ces journalistes se reposent de leurs névroses et de celles qu'ils nous infligent à longueur d'année. Et puis, en outre, est-ce que ce sont vraiment des journalistes ? Les informations du "Souriez des Balkans" m'ont toujours fait penser à des rapports d'assistants sociaux.
- Assistants sociaux ou pas, sachez qu'ils ont même embarqué le prince du Monténégro avec eux dans leur petite virée fluviale.
- Un prince ! Pourquoi faire, pour porter leurs valises ?
- Non, pour pousser leurs caddies. Vous devez bien vous douter que chaque fois que ces lascars mettent les pieds dans une supérette locale, ils se dirigent instantanément vers le rayon nectar, la seule chose qui les fasse carburer et leur permette d'apprécier le genre humain. Et, une fois qu'ils y sont, il n'y a pas de doute que les achats sont plutôt conséquents. En outre, il faut bien ramener des petits souvenirs aux épouses officielles qui sont restées toute gentilles à la maison.
- Des souvenirs je veux bien, mais pourquoi toujours leur ramener obligatoirement du nectar, ce n'est pas très original.
- Bah, elles s'y sont faites, ces malheureuses n'ont pas d'autre choix : le jour où elles ont épousé de pareils branquignols, elles devaient bien savoir à quoi s'attendre. Mais sachez que ce n'est pas tout. A part le prince du Monténégro, ils ont également pensé à amener avec eux dans leurs bagages un écrivain du cru, un certain Jalibor Tcholicht.
- Pourquoi donc un tel accompagnateur ? Je comprends encore moins que pour le prince.
- Je vais vous expliquer, c'est pas compliqué à comprendre, c'est une question de marketing : l'écrivain officiel il va servir à tirer un récit de leur odyssée, et pour cela un professionnel de l'écriture s'impose avec beaucoup de naturel parce qu'il s'agit de transformer un voyage passablement nauséeux, à cause du nectar, en quelque chose de délicieusement niais qui se vendra très bien.
- Je crois comprendre la stratégie employée. Au fond, c'est un peu comme du Céline à l'envers : au lieu de rajouter du sordide, on en gomme un maximum pour augmenter les tirages et laisser derrière soi une bonne impression. On peut donc s'attendre à lire quelque chose qui ressemblera à un "Voyage au bout de l'ennui" ou quelque chose du genre.
- Allez savoir, tout dépendra du talent dont l'écrivain officiel saura faire preuve. Mais notez bien qu'ils sont loin d'être bêtes parce qu'ils ont même pensé à prendre avec eux un Bosniaque. Le côté "je reviens sur les lieux du crime", il est clair qu'on ne fera jamais mieux en matière littéraire. Les ventes risquent donc d'être assurées.
- Pas bêtes, pas bêtes ces journaleux. Reste à savoir si avec un Bosniaque on revient automatiquement sur les "lieux du crime". D'après certains il n'y a jamais eu de crimes en Bosnie. C'est la version que soutiennent mordicus beaucoup de gens, en particulier les Serbes. Pour eux non seulement il n'y a jamais eu de crimes en Bosnie, mais même cette contrée n'a jamais connu ni malheurs ni inconvénients, sauf la présence des Turcs. Les Serbes considèrent n'avoir jamais touché aux cheveux de quiconque, c'est bien connu, et encore moins à ceux des Bosniaques. D'ailleurs pourquoi voudriez-vous que les Serbes touchent aux cheveux de qui que ce soit, eux-mêmes ne savent pas quoi faire des leurs, à part les laver une fois de temps en temps dans le bidet.
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