Magazine Journal intime

Entre chien et loup

Par Pierre-Léon Lalonde
Je descends Papineau vers le sud avec un confrère à ma gauche qui accélère pour tenter de me dépasser. Je ne le laisse pas faire et garde la voie de droite. Si un client lève le bras, l'autre taxi ne pourra pas me couper pour le prendre. Le manège se poursuit comme ça pendant quelques blocs et je sens bien qu'il commence à s'énerver. Auparavant, j'aurais insisté, mais la soirée est jeune et je n'ai pas envie de me mettre à stresser prématurément. Je décide donc de tourner vers l'est sur Rachel quand une dame surgit entre les voitures stationnées.
Elle veut que je la conduise dans le Vieux-Longueuil à la clinique vétérinaire. Ils attendent qu'elle passe récupérer son chien pour fermer boutique. Elle me demande de me dépêcher. Ce n'est pas une requête que j'ai souvent venant d'une dame de cet âge, mais je ne me fais pas prier. Je m'engage rapidement dans une ruelle qui me ramène sur Rachel, je reprends Papineau et en moins de deux on se retrouve sur le pont Jacques-Cartier.
Pendant le trajet, elle me raconte que son petit Yorkshire est en train de mourir d'une leucémie et que la clinique en question ne peut pas le garder pour la fin de semaine. Elle me dit qu'elle va probablement le faire « piquer ». Que c'est probablement mieux.
Je lui dis que je suis à 100 % pour ça l'euthanasie. Pour les bêtes, mais surtout pour les humains. Je m'énerve deux instants sur l'acharnement supposément thérapeutique et sur le droit de vouloir mourir en paix. Mais je me rends compte que la dame ne m'écoute pas vraiment, je n'insiste pas.
On se retrouve à la clinique assez rapidement et la dame me demande de l'attendre dans le stationnement. Après une quinzaine de minutes, la dame revient avec son petit chien dans les mains. Je sors du taxi pour aller lui ouvrir la portière et avant même qu'elle ne prenne place, elle me demande si je veux bien aller jusqu'à Lachine. Oui je le veux...
De retour sur le pont, le soleil s'est caché derrière les immeubles à l'horizon et le spectacle orangé qui irradie le ciel est grandiose. Derrière, la dame parle doucement à son petit chien. Je n'ose rien dire, surtout que je l'entends également renifler de manière discrète.
Je me sens un peu mal, car je suis heureux d'avoir cette course qui va payer la location de mon taxi. En même temps, je suis plein d'empathie envers cette dame qui pleure son petit chien avec autant de retenue. Je me demande aussi pourquoi venons-nous aussi loin, pour faire euthanasier son chien, car tout du long de la course, c'est ce que je présume. Nous entrons dans Lachine quand finalement la dame rompt le silence et me dit qu'on s'en va dans une autre clinique qui a peut-être des solutions pour soigner son Yorkshire.
Je ne connais pas beaucoup ce secteur de la ville et malgré mon livre des rues de la ville, je tourne au mauvais endroit et s'ensuit un malencontreux détour. Je réconforte ma passagère en lui disant que je ne lui chargerai pas pour ces quelques kilomètres supplémentaires. Je retrouve finalement le bon chemin et nous nous retrouvons dans le Lachine industriel. Un espèce de « nowhere» coincé entre deux autoroutes. La dame me demande si ça m'ennuierait de l'attendre encore une fois. Euh ça devrait aller je crois... Le compteur affiche près de 70 $ auquel s'ajoutera facilement un autre 40 $ pour la ramener chez elle sur le Plateau. Comme c'est une course exceptionnelle, je lui signale que je ne lui chargerai pas le temps d'attente.
Ça dure quand même une heure durant laquelle j'entame la lecture de Trophées Sanglants de C.J. Box. Un roman policier où il est question d'animaux morts... Quand la dame revient sans son chien, je me demande ce que je pourrais bien lui dire pour la réconforter. Je n'ai pas vraiment à le faire, car elle semble en avoir gros sur le coeur.
Elle me raconte que pour traiter son chien, ça lui coûtera 3000 $ pour la fin de semaine. Ensuite ils verraient... Elle ajoute qu'en plus, ce chien ce n'est même pas le sien, mais celui de son fils qui est trop ingrat pour s'en occuper. Et puis là, pendant presque tout le trajet, elle se met à casser du sucre sur le dos de ce fils indigne et de sa garce de bru. Et tout en me racontant ses déboires de chien et de fils, elle a continué de renifler en me disant qu'elle était allergique aux chiens...
Ce n'était pas nécessairement drôle, mais à certains moments, je me suis retenu pour ne pas pouffer de rire. Chose certaine, j'avais un gros sourire quand elle m'a donné 120 $ à la fin du périple.
Ça a fait ma nuit.

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