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L’impasse délirante du rock subventionné, par Paul Castaing

Publié le 17 août 2009 par Roman Bernard
Dans la jeune histoire du rock, les années 1980 restent la décennie maudite. Au-delà des fringues fluo, des nuques longues et des rifs dégoulinants, le rock a connu en France un outrage sans précédent : sa reconnaissance officielle par le pouvoir. Musique rebelle par essence, le rock avait été jusqu'ici la voix de l’opposition aux gouvernants. Avec l’arrivée de la gauche aux manettes, on assiste avec fracas aux noces peu ragoûtantes de la classe politique moderne (et son avant-garde socialiste) et des « artistes engagés ». Parmi eux, de nombreux rockeurs affichant sans pudeur leur sympathie pour Tonton, qui leur renvoie gentiment l’ascenseur en annonçant le 26 avril 1985 sur TF1 qu’il existe 35 000 groupes de rock en France, que c’est très bien et qu’il faut s’en préoccuper.
On voulait « changer la vie ». Pas de chance pour les ouvriers de Talbot et de Creusot-Loire, c’est sur le terrain sociétal que le gros du changement est intervenu. Sous la houlette de l’inénarrable Jack Lang, le pouvoir socialiste a prodigieusement accéléré la marche du pays vers le cauchemar festif et citoyen versifié par feu Philippe Muray. La bande-son de l’Empire du Bien triomphant ? Du rock, du rap et des « musiques du monde ». Obtenant le doublement du budget de son ministère dès 1981, Lang élargira le domaine de la culture subventionnée aux « arts mineurs », au premier rang desquels figure le rock, dont les sociologues d’alors nous vantent les mérites à longueur d’articles et de congrès. La « musique des jeunes » enfin reconnue, quelle victoire pour le progrès du genre humain !
Sauf que le rock n’a jamais attendu ni les politiciens ni les sociologues pour exister. Cette fameuse politique du rock conduite par Lang est stupide à bien des égards. D’abord, elle arrive après la bataille, une fois le rock bien installé dans les chaumières et ses principaux chefs d’œuvre déjà produits. Rien de bien courageux. Ensuite, elle est contre-nature, puisqu’elle tend la main à un courant musical qui s’est toujours défié du pouvoir, qu’il soit étatique ou symbolique. Enfin, elle paraît inutile puisque la dynamique concurrentielle mettant aux prises major companies et indépendants est la seule à avoir donné sa chance au rock, au jazz et à toute forme d’art décriée en son temps par l’opinion majoritaire. C’est la prise de risque effective d’individus visionnaires (artistes, ingénieurs, producteurs) qui a permis l’essor du rock ; pas une aide du Conseil général de Poitou-Charentes.
La canonisation culturelle du rock souhaitée par des sociologues revanchards et promise par des démagogues comme Jack Lang a engendré un effet pervers qui passe encore inaperçu mais qui rythme la vie de nos territoires : la course à la subvention, qui n’a jamais été aussi intense et malsaine qu’aujourd’hui. Pendant plus de trente ans, des passionnés ont créé des structures – majoritairement associatives – pour organiser des concerts de rock dans leur ville, manager la carrière de musiciens en devenir ou distribuer des disques au niveau national. La bienveillance socialiste des années 1980 a suscité deux types de réaction parmi eux : le refus de toute compromission avec l’État et la classe politique (suivant le précepte punk et libertaire du « Do it yourself ») et la recherche d’aides publiques pour compenser les difficultés économiques du quotidien. La réussite de pionniers ayant choisi la deuxième solution a depuis encouragé des milliers d’associations à quémander le denier public, non sans succès.
C’est humain, bien sûr. Mais le gâteau n’est jamais assez gros. La corne d’abondance promise par les démagogues suscite nécessairement la désillusion d’une clientèle toujours plus gourmande et nombreuse. Le milieu du rock associatif français soutenu par l’État offre un cas édifiant de l’« effet de cliquet » théorisé par Robert Higgs, qui démontre l’irréversibilité de la croissance de l’État et de l’intervention publique. En temps de crise, les gouvernants dépensent plus ; après la crise, les dépenses publiques refluent mais ne retrouvent jamais le niveau antérieur. La situation est intenable à moyen et long terme. La stato-dépendance s’accroît à mesure que sont distribuées les subventions : il n’y aura jamais assez d’aide de l’État pour quiconque est shooté à l’argent public, comme le sont ces associations culturelles financées à plus de 50% par tous les échelons de la bureaucratie politique : ville, communauté urbaine, département, région, ministère, associations parapubliques, fonds européens… D’où cette situation d’amour-haine pathologique qu’entretiennent de nombreux militants associatifs envers l’administration et les élus de la République.
Un fait divers récent vient éclairer crûment cette situation ubuesque. Elle ne manque pas de sel puisqu’on y voit des militants associatifs hostiles au libéralisme employer des arguments… libéraux pour critiquer le système de subventions dont ils bénéficient depuis des années. Mais le catéchisme « de gauche » reprend le dessus et nos militants indignés ont désigné à l’avance le bouc émissaire idéal : le grand méchant loup capitaliste !
Arras, préfecture du Pas-de-Calais. Depuis 2004, le festival Main Square est organisé en juillet par une petite entreprise de production locale. Confrontée à des difficultés économiques (l’édition 2007 est très déficitaire) et soucieuse de développer son entreprise, sa directrice se rapproche des organisateurs du festival belge Rock Werchter et cède une partie de son capital à Live Nation, la plus grande entreprise de concerts et d’événementiel au monde. Main Square fait depuis l’objet d’une certaine hostilité de la part de la profession et de la presse culturelle, Les Inrockuptibles en tête, qui n’en ratent pas une pour donner des leçons de morale citoyenne.
Été 2009, à l’approche de la sixième édition, on apprend que le festival bénéficiera cette année de généreuses subventions publiques (au moins 400 000 euros) de la part des autorités locales : ville, département, région. C’en est trop pour les militants des « musiques actuelles », qui prennent la parole pour dénoncer ce qu’il y a de pourri au royaume du rock subventionné :
- le communiqué de presse du réseau Raoul
- une pétition collective
- un interview instructif
Commençons par ce qui est légitime dans leurs griefs. Il est effectivement détestable que des satrapes mal avisés octroient plusieurs centaines de milliers d’euros prélevés par l’impôt pour faciliter l’organisation d’une manifestation commerciale a priori rentable. C’est d’autant plus choquant quand l’organisateur est une grande firme profitable qui n’a pas besoin de ça pour conduire sa barque. Sans même parler du contenu de la manifestation, dont on a du mal à voir le rapport – même lointain – avec l’intérêt général de la nation ! Un concert de Kanye West vaut-il le moindre centime d’argent public ?
Comme le clament les signataires de la pétition, c’est bien « à l’organisateur de déployer les conditions nécessaires à la bonne tenue de son opération », pas au Conseil général, ni au Conseil régional. Ces subventions d’accompagnement (gestion de l’hygiène et des déchets, transports gratuits, mise à disposition du site, etc.) versées au producteur n’entraînent même pas le moindre bénéfice pour le consommateur, qui payera son billet d’entrée aussi cher qu’en l’absence de subventions publiques, soit 175 euros pour quatre soirs. Les élus locaux ont beau débiter les habituels poncifs sur l’image et le rayonnement de leur ville, la mayonnaise ne prend pas. Tout le monde y perd dans cette affaire, sauf Live Nation. Nous sommes d’accord.
Cela étant dit, que réclament exactement les signataires en colère ? Le retrait progressif des pouvoirs publics dans l’administration de la culture ? À qui sait lire entre les lignes et au-delà des formules pompeuses, la réponse est tout autre : ils réclament les mêmes subventions ! Ce qui dérange les responsables de ces associations, c’est moins une dépense inconsidérée de l’impôt par des élus de la République que le statut juridique de son bénéficiaire, à savoir une odieuse multinationale capitaliste qui n’a rien trouvé de mieux que d’enrichir ses actionnaires (ouh, la vilaine !).
La rhétorique est bien huilée, mais extrêmement prévisible. C’est le traditionnel amas de lieux communs par lesquels les militants associatifs essayent de se convaincre qu’ils incarnent le Bien en lutte contre le Mal. D’un côté du ring, il y a le monde merveilleux des associations, gage de « rayonnement », de « pluralité », de « démocratie » et surtout de « diversité », formule magique qui revient cinq fois en à peine plus d’une page ! De l’autre, « l’idéologie de l’homme économique » et l’influence néfaste de la « mondialisation libérale » sur les cultures (au pluriel, bien sûr). Quelle originalité ! On se croirait à la buvette d’un meeting d’Attac. Et dans un mauvais jour.
Contribuable Lambda (C.L.) est en droit de demander à Militant Énervé (M.É.) :
Contribuable Lambda : Pourquoi aider des organisations privées (entreprises ou associations) du secteur des « musiques actuelles » ? Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est que ces machins dont je n’ai jamais entendu parler ?
Militant Énervé : Eh bien, voyez-vous, monsieur le Philistin, il en va de votre intérêt, puisque nous en avons décidé ainsi ! Les besoins des « populations », des « publics » dont vous faites partie, nous les avons bien identifiés, pendant que vous étiez au PMU ou en train de battre votre femme.
C.L. : Mais à quoi servent mes impôts ?
M.É. : À récompenser nos efforts désintéressés. On s’est structuré, on s’est concerté, on a travaillé sérieusement nos complémentarités, sans se concurrencer, tout bien comme il faut, « avec l’aide des collectivités publiques et de l’État », en plus ! Si ça, ça ne justifie pas… d’autres aides des collectivités publiques et de l’État, je veux bien devenir trader chez Natixis !
Nos chers indignés ne voient pas plus loin que leur propre droit à la subvention, qui leur paraît légitime du fait que plus gros qu’eux (associations plus anciennes, entreprises privées ou établissements publics) y aient déjà droit. C’est parfaitement compréhensible, presque girardien, mais totalement sans issue. Contentons-nous de deux remarques.
La première, c’est cette apparente incapacité à réaliser que la politique culturelle à la française est dans une impasse, patente depuis de nombreuses années. Ce qui était autrefois réservé au théâtre et aux musées est ouvert à toutes les « expressions artistiques », c’est-à-dire, potentiellement, à tous les illuminés qui exigent leur droit à la subvention. L’égalisation souhaitée des conditions, dont le ministère comme la Fnac nous rebattent les oreilles, (« tous artistes ! », « la culture pour tous ! ») est le moteur d’une quête sans fin d’argent public. Tant que des politiciens y verront un intérêt électoral ou ornemental, de nouvelles associations viendront mendier leur part du gâteau, en se calquant sur le jargon de l’administration pour remplir sagement leurs petits dossiers de subventions : action culturelle en milieu carcéral, politique tarifaire en faveur des publics des quartiers, ateliers de création pluridisciplinaire… Un manège déprimant qui durera jusqu’à l’explosion brutale du système.
La seconde, c’est que la notion de service public dont se gargarisent nos cultureux n’a aucune définition objective. Elle désigne en pratique ce qu’un gouvernement décide plus ou moins arbitrairement d’entendre comme tel et de rendre disponible à tous, principalement ou exclusivement grâce à l’imposition de quelques-uns. Le domaine du service public est potentiellement infini. Ce n’est qu’en étant aveuglé par des décennies d’immixtion soft de l’État dans les affaires humaines que l’on peut en venir à statufier le service public comme le font ses récipiendaires – en particulier dans le milieu de la culture ! Sans renier le principe même de service public, qui peut se défendre par ailleurs, on doit se faire à l’idée qu’il n’y a aucun droit naturel et immuable à « la reconnaissance et l’épanouissement de l'expression des différentes formes de la diversité culturelle ». Tout ça, c’est du pipeau.
Oui, il est haïssable que les bureaucrates subventionnent tout et n’importe quoi au nom de l’intérêt général. Non, entre un chèque ponctuel à un poids lourd de l’industrie et des subventions annuelles sans justification convaincante à une myriade d’associations, il n’y a pas une différence de nature mais de degré. Autant aller au bout de la logique et demander l’abolition des subventions en faveur du rock, en général. En attendant, nos militants en rogne ne voient que la moitié du problème et ignorent la comédie stérile à laquelle ils se livrent pour tenter de garder leur petite rente.
Quels enseignements tirer de cette affaire ?
D’une part, que l’intégration du rock dans le champ de la « culture officielle » n’a pas été la bénédiction attendue par ses militants. Certes, il existe maintenant dans toute ville moyenne une « scène de musiques actuelles » subventionnée, sur le modèle des théâtres publics. Mais la rivalité et les aigreurs des acteurs locaux s’en retrouvent accrues, tandis que progresse la mainmise des financeurs publics sur ces temples de la culture moderne. Conséquence : toutes ces nouvelles salles se ressemblent, conçues par les mêmes architectes, avec les mêmes normes de sécurité, les mêmes têtes d’affiche… Ce sont sans doute les producteurs privés qui y gagnent, puisqu’ils peuvent plus facilement rentabiliser une tournée nationale, dans ces salles standardisées aux frais du contribuable. Ce genre de montage public-privé aussi opaque que pervers est l’un des fleurons de notre chère « exception culturelle » !
D’autre part, que la société civile est toujours la proie de l’État et des gouvernants. Défendre des valeurs, créer du « lien social », c’est très bien, et nous sommes bien d’accord que l’association libre de citoyens (loi 1901) est le meilleur outil pour y parvenir. Mais dès lors qu’une association tire la majorité de ses ressources de subventions publiques, elle perd son autonomie et devient facilement le jouet de ses tutelles. Qui plus est, dans un registre aussi symbolique que la culture ! Le fameux « loup dans la bergerie » dont parlent nos militants du rock subventionné, c’est moins Live Nation que l’État culturel, qui s’immisce subtilement dans notre vie quotidienne, de la Fête de la Musique à Paris-Plage. À l’heure d’Internet, de ProTools et des réseaux sociaux, il n’a jamais été aussi facile de l’envoyer se faire foutre et de (re)faire du rock. Do it yourself !
Paul Castaing
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.
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À lire, ou à relire, sur le sujet :
- L’État culturel, de Marc Fumaroli (1991)
- L’ambivalence du rock, entre subversion et subvention, d’Emmanuel Brandl (2009)

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