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Voici une troisième histoire vraie de mon passage chez le grand distributeur parangon de la vraie vie. (Et mon cul, c’est du poulet !)
8h25. Je fais l'ouverture du magasin. Dans cinq minutes, les caddies et cabas qui trépignent devant les grilles vont s’engouffrer dans les allées, contourner les têtes de gondole et se ruer vers les étals de légumes, les stands de fromages, poissons et charcuteries. Les roues des chariots crissent de concert, les poussettes se remplissent méticuleusement – la ménagère du matin sait exactement ce dont elle a besoin. Il ne faut cependant pas trop s’attarder car le repas de midi crie « Au frais ! Au frais ! Aux provisions ! ». Dix francs les trois avocats. Quinze francs les quatre pomelos. « Tâtez-nous. Achetez-nous. Mangez-nous. »
J’émerge d’un réveil difficile. Ce matin n’était pas propice à l’école buissonnière et son lot d’excuses : « j’ai eu une panne d’oreiller ; ma serrure est cassée, obligé d’attendre le serrurier ; j’ai oublié que je travaillais aujourd’hui ; panne de courant » et j’en passe. Sous toutes ces excuses couve le « j’ai pas envie »
J’actionne le pilote automatique. Un coup de propre à ma caisse. J’attends. Les premiers clients sont un panachage de p’tits vieux, de lève-tôt, de clochards et paumés en tous genres. Mon premier client est une cliente. Elle vient faire ses provisions de rouge qui tache. C’est une voisine et elle me reconnaît. Le visage rubicond et la parole volubile. Elle parle fort. Sur le tapis de caisse, un intrus, une boîte de conserve dissimulée derrière le jerrycan de vin rouge. « Il faut bien manger », me dit-elle de son air rigolard. Elle paie avec une poignée de ferraille qu’elle vide de ses poches de pantalon. S’en va. Un grand signe du bras au loin pour dire au revoir. Il signifie : « A demain mon pote ! »
Le passage en caisse est fluide. Je satisfais aujourd’hui aux critères d’efficacité et de rapidité, douze articles par minute. Je me concentre sur la vitesse de passage et le temps s’envole. Deux heures s’écoulent. Deux heures sans qu’un client ne m’adresse la parole. De toute façon, je déclenche mécaniquement le SBAM, la formule accueil gagnante de l’enseigne. Sourire. Bonjour. Au revoir. Merci. Oublions le sourire pour l’instant, pas envie. Quant au bonjour, il doit être précédé d’un monsieur, madame ou mademoiselle. Pas un jour sans que je prenne madame pour monsieur, monsieur pour madame, ou mademoiselle pour madame. Rebelote pour le au revoir. La formule complémentaire, cadeau de la maison, le SBAM+ c’est « à bientôt, bonne journée, bonne soirée, bonnes fêtes, joyeuses Pâques. » Allez vous faire foutre oui !
Voici l’affluence de 10h30. Dans la file je reconnais madame A. Quelques articles dans les mains qu’elle dispose précautionneusement. Si peu d’achats, c’est à se demander si les p’tits vieux n’échelonnent pas exprès leurs courses sur toute la semaine afin de ne passer que quatre ou cinq articles en caisse chaque jour. Elle sort son porte-monnaie de son sac en bandoulière, saisit ses lunettes, plisse les yeux afin d’en vérifier la netteté puis s’assure qu’elle ait bien l’appoint. Elle règle ses achats systématiquement en espèces. Le paiement sera aujourd’hui agrémenté d’un petit sourire.
Mercredi suivant. 11h40. Je reviens d’une pause repas anticipée. Retour au boulot. Sur mon chemin, l’allée de caisses est propice aux discussions. Je discute avec la « top hôtesse » du mois. Puis je croise madame A., apparemment en proie à un malaise, je me presse à sa rencontre, lui propose mes services, qu’elle refuse. Tout va bien, me dit-elle, elle ne veut gêner personne. J’insiste. Elle refuse à nouveau mais avec un sourire – un rictus de douleur. Je la laisse le temps d’aller chercher une chaise et un verre d’eau. Je les lui tends. Elle se confond en remerciements. C’est normal, lui dis-je. Puis elle me prend le coude et me glisse dans son accent asiatique, « vous, vous avez un cœur en or, gardez-le. » Je lui réponds par une faible tape amicale sur la main et la quitte.
C’est à sa phrase que je songe lorsque la semaine suivante elle vient régler ses achats à ma caisse. Je me suis toujours demandé si mes clients habitués choisissent chaque fois la caisse et son employé ou si c’est le fruit du hasard. Peut-être un peu des deux. Cette fois-ci, ma vieille asiatique a les yeux rouges. Visiblement, il lui est arrivé quelque chose. Elle sait qu’elle peut parler, et c’est ce qu’elle fait :
- Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça… Vous savez ce qui m’est arrivé ? Je montais dans le bus… et, à l’intérieur, deux jeunes garçons s’approchent de moi. J’imagine alors qu’ils veulent me donner un coup de main. Mais non ! Le grand m’agrippe les épaules et me sort du bus. Ils riaient… ils riaient… et le bus est parti sans moi. Qu’est-ce que je leur ai fait ?
Pour la Caisse des Pleurs (1), frottez votre souris ici. Pour le deuxième épisode, c’est à lire là.