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Rachel P. Maines : “Technologies de l’orgasme”

Publié le 21 août 2009 par Colbox

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Les ruses de l’extase
LE MONDE DES LIVRES | 20.08.09

Les systèmes de domination sont des édifices précaires, sans cesse minés par des failles souterraines. Passé un certain stade, plus les oppresseurs essaient de consolider leur pouvoir, plus ils précipitent sa ruine. Souvent, ce processus trouve son emblème dans des objets apparemment anodins, qui matérialisent les secousses narquoises que l’Histoire aime infliger aux puissants.

Il en va ainsi du vibromasseur. Dans une étude parue aux Etats-Unis en 1999, et désormais accessible en français, Rachel P. Maines retrace l’avènement de cette technologie révolutionnaire, qui est venue exhiber au grand jour les contradictions rongeant de l’intérieur l’idéologie “androcentriste”.

De quoi s’agit-il ? D’une doxa très répandue, qui fait tourner le monde entier autour de cet axe unique : le phallus. Selon cette doctrine, le rapport sexuel “normal” se définirait comme suit : un acte de pénétration vaginale qui se conclut par l’orgasme masculin. Si cette vision des choses se révèle fragile, toutefois, c’est parce qu’elle repose sur la négation d’un fait attesté depuis la nuit des temps : bien davantage que le coït, c’est la caresse clitoridienne qui fait jouir les femmes.

Afin de contourner cette difficulté, soutient Rachel P. Maines, les idéologues du pénis ont déplacé le débat sur le terrain médical. Dès l’Antiquité, il fut décrété que toute femme incapable de parvenir à l’orgasme par pénétration vaginale souffrait d’une inquiétante pathologie. Cette médicalisation du problème avait au moins deux avantages. D’un point de vue doctrinal, d’abord, il s’agissait de préserver la primauté de l’orgasme masculin, le seul qui compte - parce que c’est celui de l’homme, et parce qu’il est nécessaire à la fécondation. D’un point de vue pratique, ensuite, le subterfuge permettait “d’échapper aux explications en tête-à-tête sur la réciprocité de l’orgasme hétérosexuel”, donc d’escamoter tout un tas de petites et de grandes violences : l’interdit concernant la masturbation, les frustrations conjugales, les fatalités de la simulation, bref l’ensemble des non-dits qui font tenir debout notre société patriarcale.

Ici, l’auteure reprend les analyses classiques de ce que Foucault a nommé “l’hystérisation du corps féminin” en Occident. Et tout en admettant que certaines femmes diagnostiquées comme “hystériques” souffraient de troubles réels, l’historienne affirme que cette catégorie a d’abord servi à disqualifier l’insurrection de la sensibilité féminine contre le joug misogyne. A cette révolte, l’Histoire a apporté un soutien discret, par l’une de ces ruses dont elle est coutumière. Au fil des siècles, en effet, les médecins ont prétendu soigner l’”hystérie “, ou la “suffocation de la matrice”, par une véritable clinique de l’orgasme : “Le mariage ne suffisait pas toujours, loin s’en faut, à “soigner” une “maladie” relevant du fonctionnement opiniâtre de la sexualité féminine en dehors du paradigme sexuel dominant, ironise Rachel P. Maines. Les médecins ont hérité de la sale besogne parce que personne d’autre ne voulait s’en charger.”

ERUDITION ET HUMOUR

Tant et si bien que ces membres de l’élite mâle se sont trouvés contraints d’inventer mille et une astuces propres à conduire leurs patientes sur le chemin de l’extase. Or pour les mener à bon port, ces thérapeutes ont redécouvert les prodiges du clitoris. En ces domaines, les hommes de l’art ont acquis un faible savoir, mais surtout un solide savoir-faire. Depuis Hippocrate jusqu’aux années 1920, ils ont été nombreux à recommander une “orgasmothérapie” centrée sur un savant massage de la vulve.

Soucieux, à leur tour, de déléguer cette tâche, ils ont suscité l’invention d’appareils de plus en plus perfectionnés. Ainsi naît le vibromasseur moderne, dont l’historienne décrit les premiers balbutiements à la fin du XIXe siècle. D’abord vendu sur le marché médical, il fut bientôt commercialisé comme un banal ustensile d’électroménager : “Grâce à lui, vous sentirez palpiter en vous tous les plaisirs de la jeunesse”, “La vibration c’est la vie !”, “De si délicieux compagnons…”, promettaient les publicités publiées dans la presse américaine des années 1910-1920.

Sans verser dans les facilités auxquelles un tel sujet aurait pu donner lieu, Rachel P. Maines n’en mêle pas moins érudition et humour. A la charnière de l’histoire des femmes, de la médecine et des technologies, son livre montre comment le vibromasseur représente à la fois le symptôme de l’hégémonie masculine et le meilleur instrument pour la subvertir. Inventé par ceux-là mêmes qui voulaient ignorer le clitoris, il a fini par en symboliser la souveraineté. Jusqu’à nourrir le pire cauchemar des gardiens de l’ordre androcentriste, tel que le résume cette blague bien connue des cercles féministes : quand Dieu a-t-il créé l’homme ? Quand la femme a compris que le vibromasseur ne savait pas danser…

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Technologies de l’orgasme, Le vibromasseur, l’”hystérie” et la satisfaction sexuelle des femmes (The Technology of Orgasm) de Rachel P. Maines, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Oristelle Bonis, préface d’Alain Giami, Payot, 272 p., 20 €.

Jean Birnbaum
Article paru dans l’édition du 21.08.09

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