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Mordre la poussière...

Publié le 01 septembre 2009 par Perce-Neige
Mordre la poussière...
L’imperceptible caresse du vent sur mes paupières closes (croyez le ou non) suffisait, presque toujours, pour que les pirogues se glissent à nouveau, sans bruit, dans les mangroves infestées de moustiques que dérangeait, à peine, un tourbillon d’ombre et de plumes imaginaires. Parfois, l’écho qui m’emportait, aux heures les plus chaudes de la journée, me ramenait deux ou trois saisons en arrière, quelque part au pied des falaises de Bandiagara, avec Jade qui riait d’un bonheur inégalé et répétait, comme une litanie, ce que les villageois, assemblés autour d’elle, venaient de lui murmurer. Parfois encore, assoupi dans la pénombre, épuisé, anéanti d’une vaine solitude, le regard expatrié dans un autre univers que le mien, montaient sur l’horizon, sans même y avoir consenti, les ciels du Ténéré (et je voudrais pouvoir peindre toutes les nuances de pourpre et d’ocre qu’ils m’évoquaient) et puis ceux de Bamako, à moins que ce ne soit l’aube, dans les forêts de Casamance, qui s’extasiait, alors, de mille clameurs animales. J’ai bien failli ne plus jamais partir, sans doute. Qui peut dire, vraiment, pourquoi j’en suis revenu ? Car, en vérité, la fenêtre de ma chambre donnait directement sur le rivage, juste au-dessus de la plage, là où les tourbillons et les courants, en un vaste manège, se mêlent aux vagues et aux tumultes océaniques. Une fois de plus, je me retrouvais à la lisière de l’Afrique, ou, plus exactement, à l’extrême embouchure du fleuve Sénégal. Sauf que Jade en était déjà à sa deuxième chimio et que je ne voulais plus en entendre parler. Et que, désormais, je ne répondais plus à personne. Et que je n’espérais plus rien, si ce n’est, mes amis, de brûler sans fin du même feu qui m’avait déjà consumé. Dix jours durant, je suis resté lové dans ce drôle de fauteuil à bascule dont, dès la première heure sous son toit, ma logeuse, avec infiniment de conviction, m’avait vanté le confort. Suarez n’en revenait pas. Il passait matin et soir pour me saluer, restait un peu dans les parages à bavarder, sans jamais parvenir à me sortir de mon mutisme puis prenait congé en gardant longtemps la main posée sur mon épaule. Il a dû finir tout de même (je ne sais plus comment) par me persuader de m’extraire de tout cela ce qui supposait, d’abord, pour lui, c’est à dire pour nous, de venir, au moins une fois, dîner chez Frémont, un soir, comme autrefois. J’ai brièvement opiné du bonnet. Suffisamment pour lui laisser savourer sa victoire. Sur la terrasse dévastée par le sable, exaspérée d’insectes, nous nous sommes, ce soir-là, Frémont, Suarez et moi, longuement racontés ce que chacun espérait vaguement apprendre sur lui même, à savoir sur les autres. Naturellement, pour Jade (ils étaient tous deux pendus à mes lèvres), je n’ai rien dis d’autre que ce qu’ils savaient déjà. Et puis je suis rentré dans la nuit étoilée, titubant à l’idée que le monde pouvait se perpétuer sans que nous y soyons associés. C’est le lendemain, brusquement, que je me suis décidé à partir. Depuis longtemps, le téléphone, dans un autre espace-temps, ne répondait plus que des sanglots que je pensais avoir déjà entendu. J’ai donc voulu remonter vers le nord, un peu plus loin que nous l’avions fait, avec Jade, lors d’un précédent voyage quand Suarez nous avait suggéré de franchir la frontière mauritanienne pour traiter directement avec les types du Front Polisario. Nous pensions sincèrement, alors, que Suarez était, tout simplement, devenu fou et même Frémont ne croyait pas un seul instant à son scénario. Cette fois, naturellement, je moquais bien des consignes que le cabinet du ministre n’avait pas manqué de me balancer. J’espérais juste retrouver le chemin, me jouer, une nouvelle fois, des paresses du fleuve, me languir de ses rives, me méfier de ses ensablements nauséeux. Sait-on ce que coûtent, d’innocence et de rationalité, trois jours et trois nuits de taxi brousse, trois jours et trois nuits de poussière, de durites rafistolées, de passages à gué, de bières de contrebande vaguement entreposées dans des frigos depuis longtemps inutiles ? Trois jours et trois nuits de haltes boueuses, de sueur, de silence douloureux dans les soubresauts de la piste, pour échouer, dans un hôtel sans nom... Il fallait cela, sans doute, pour me réveiller d’un cauchemar comme celui qui m’avait emporté, quand Jade m’avait téléphoné, à Dakar, trois mois plus tôt, peut-être moins, ou bien davantage, qui sait. Oui, il fallait cela, au fond… Car, délivré pour un temps de la moiteur malodorante de mon corps, goûtant l’extase d’un filet d’eau moribond (insipide murmure, expirant d’une douche désaccordée), appréciant comme jamais le nescafé agglutiné dans le fond d’une boite en fer blanc, m’est venue l’idée, soudain, que je n’écrirais sans doute jamais plus rien si je n’écrivais pas d’abord la tristesse de ces dernières années, les obsessions de Paul, la légèreté définitive de Jade, le rire de Maud, les exigences que nous avions eues, les incertitudes qui nous avaient accompagné devant l’horizon inaccompli, les futilités fantasques de V. et ce qui nous serait, maintenant, interdit de rêver. Dehors, sous la tonnelle, Nadia, la jeune fille de l’hôtel aux seins de bohême, Nadia s’était mise à danser. Au bord du fleuve asséché (je me souviens de la balustrade rouillée qui s’avançait loin au-dessus d’un océan de poussière que peuplaient, ça et là, des trémolos d’herbes sèches et migraineuses), les yeux perdus dans l’horizon fatigué d’immensité que rien n’arrêtait hors l’interminable tremblement d’une escouade de chameaux, là bas, je me suis figuré que le corps d’une danseuse pouvait communier davantage qu’on le croit avec les âmes en détresse et qu’il y a, dans l’ondulation soyeuse du désir, bien plus qu’une soif de plaisir, l’illusion d’une morale. Et puis j’ai pensé que les yeux de Nadia abritaient, dans leur transparence, ce qu’il m’était proprement impossible de transcrire. J’en suis là.

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