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Absurdus III : Post-partum

Publié le 02 septembre 2009 par Agar

 

        Les rires d’enfants ne sont une douce musique qu’aux oreilles des adultes. A celles du pauvre hère à qui les années n’ont pas encore donné le recul nécessaire pour voir de la tendresse là où il n’y a que barbarie, ils sont tranchants comme des lames de rasoir. Flutch Flutch était l’un de ces êtres miniatures dont la voix compte peu, et encore moins lorsqu’elle a l’outrecuidance de tenir des propos qui vont à l’encontre des fantasmes d’innocence de ceux qui ont la chance de pouvoir avoir, pour l’enfance, de la nostalgie.

        Flutch Flutch n’était pas son véritable nom, mais c’était le seul que ses camarades lui connaissaient. Lors de l’appel, au moment où la maîtresse avait égrené patiemment les noms de tous les élèves de la classe, il avait répondu, après « Sébastien » et avant « Corinne », « Flutch flutch ». Et tous s’étaient moqués de lui.

        L’institutrice avait cru faire plaisir aux enfants, profitant d’un doux mois de septembre encore baigné des rayons du soleil d’août, en consacrant la première matinée de classe à des jeux d’extérieur. Mais, par une étrange loi sociologique dont la rigueur d’application tient de la physique la plus stricte, la balle au prisonnier prend toujours pour cible le bouc émissaire et Flutch Flutch fut bombardé par ses camarades hilares. Au sol, plié en deux de douleur, il ne trouva que deux mots à dire : « flutch flutch ». Et tous se moquèrent de lui.

        A la cantine il y avait des frites, et tous les élèves étaient heureux. Tous sauf lui, dont les appendices mal définis peinaient à tenir les couverts que les autres enfants maniaient avec adresse. Et quand il parvenait à faire atteindre son visage à une petite fourchetée de nourriture, elle s’écrasait immanquablement contre son absence de bouche et tombait à son absence de pieds. Alors, de dépit, il criait « flutch flutch ». Et, à chaque fois, tous se moquaient de lui.

        Puis ils le prirent à parti dans un coin de la cour et le rouèrent de coups. C’était mou et visqueux, ils remarquèrent. C’était tellement étrange, et tellement amusant, et ils le frappaient de plus belle. Et lui, roulé en boule dans une flaque d’un étrange liquide cramoisi, implorait « flutch flutch ». Mais tous se moquèrent de lui.

        Il était mal en point lorsque les cours de l’après-midi débutèrent et la maîtresse le remarqua. Femme intelligente, connaissant d’expérience la cruauté dont peuvent faire preuve les enfants, elle hésita un instant à prendre sa défense de peur de déchaîner une fois de plus sur lui le courroux des autres élèves, mais finit par se lancer – si les choses avait dégénéré à tel point en une demi-journée, dans quel état cette misérable chose se trouverait-elle à la fin de l’année ?

        Toute la classe, en chœur, criait « flutch flutch, flutch flutch ! » en montrant du doigt la pauvre créature qui, elle, ne disait plus rien. « Assez ! » hurla l’institutrice, et le silence se fit. Patiemment, elle expliqua à ses élèves que leur petit camarade ne s’appelait pas Flutch Flutch mais André et que son étrange apparence ainsi que son léger défaut d’élocution n’étaient que le produit d’un malencontreux accident d’ordre médical dont il n’était aucunement responsable. Voyez-vous, ajouta-t-elle sur le ton docte que prend le missionnaire pour s’adresser au sauvage trop innocent pour distinguer le bien du mal, il y a eu un petit incident lors de la naissance d’André. Alors elle accrocha au tableau de laides planches cartonnées représentant l’anatomie humaine et donna un rapide cours sur ce merveilleux phénomène naturel qu’est la naissance d’un enfant. Elle dut faire quelques schémas à la craie sur le tableau afin de compléter ceux fournis par le ministère de l’éducation nationale – sur aucun d’entre eux la moindre référence n’était faite ni au placenta, ni à son expulsion lors de l’accouchement.

        Or c’était bien ce qu’était André : un placenta. Ses deux parents étaient incroyablement laids et les médecins, sous-qualifiés ou surchargés de travail, avaient commis une erreur au moment de choisir lequel, de leur répugnant rejeton ou du flasque organe expulsé avec lui, jeter à la poubelle. Lorsqu’ils s’aperçurent de leur erreur, il était trop tard : le bébé était mort. Alors, en désespoir de cause, les parents d’André décidèrent de conserver le placenta et de lui donner l’éducation qu’ils avaient rêvée pour leur fils. A force d’amour et de courage, ils donnèrent à l’amas de chair informe la force de survivre, de bouger, de parler. Ils lui offrirent de petits pull-overs spécialement tricotés selon ses étranges mensurations. Et lui donnèrent un nom, André.

        Les élèves étaient émus. Ils passèrent le reste de l’après-midi à parler de tolérance, de la force de l’amour et de la bêtise des préjugés, guidés par une institutrice fière de mettre à profit la brochure « débats citoyens et conscience civique » qu’elle venait de recevoir de son ministère de tutelle. Juste avant que la cloche ne sonne, Hervé, un grand costaud, dit : « En tout cas, André, ben c’est le plus intelligent de tous les placentas du monde entier ! ». Toute la classe éclata de rire et l’applaudit. André se dressait sur son pseudopode : il était si fier.

        Le lendemain, les enfants le battirent à mort à coups de barres de fer.


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