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Le temps vieillit vite, mais Bucarest n’a pas du tout changé

Publié le 02 septembre 2009 par Memoiredeurope @echternach

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Chaque parution de cet auteur est précieuse. Un ouvrage signé Antonio Tabucchi – “Le Temps vieillit vite” paru chez Gallimard - constitue un véritable cadeau. Non seulement par la résonance des mots, leurs sons propres et ceux qu’ils font sortir de notre cœur. Mais aussi dans la mesure où les portes qui s’ouvrent nous invitent à visiter des personnes, pleines, fortes, inédites, dont les destins se croisent toujours avec bonheur, même si parfois le malheur en résulte. Mais le destin est un bonheur en soi, puisqu’il constitue notre histoire personnelle. Et que notre destinée est toujours un cadeau inattendu.

Il se trouve que j’ai ramassé par surprise deux livres européens que le temps habite. J’allais même dire que la fuite et la marque du temps les hantent, comme elles le font pour moi. 

Celui dont je ne parlerai pas trop ce soir a été écrit par, me dit-on, un des plus grands écrivains russes vivants. Las, je vois bien à quel point il me faudrait dix fois plus de temps disponible pour jouer les pêcheurs de perles ! Je ne connaissais pas Vladimir Makanine dont « La Frayeur », ouvrage paru en 2006 en langue russe vient d’être publié en français chez Gallimard cette année. 

Dans une banlieue proche de Moscou, des petits vieux – plein de vigueur – se déplacent au cours des nuits sans lune, à la recherche de l’aventure, comme des lycanthropes, ou plutôt comme les éternels satyres des peintures de genre. Ils appartiennent à cette génération qui s’est rassemblée en 1993 devant le Parlement fédéral lorsque l’armée a bombardé le bâtiment. « Quand on interrogea l’un d’eux sur les raisons de sa présence auprès de la Maison Blanche, le petit père ne sut quoi répondre. Son visage se plissa de rides fines, dubitatives. Puis exhibant un large sourire : - Une vraie frayeur. »

Après tout, sans que ce soit vraiment une question d’âge (Makanine est né en 1937 et Tabucchi en 1943) mais de regard toujours vigilant, les deux écrivains ont traversé tellement de mondes absurdes, auxquels ils sont encore aujourd’hui confrontés : le monde de Poutine et celui de Berlusconi, qu’ils ont décidé que les situations qu’ils savaient créer atteignaient mieux que des diatribes les marionnettes qui leur servent de cible…et pour bien plus longtemps.

Le livre de Tabucchi est constitué du rassemblement de neuf nouvelles de tailles diverses. Certaines sont comme des aphorismes, d’autres de véritables romans. Le plus souvent, le temps leur sert de guide et la vieillesse y devient l’ombre portée de la jeunesse et du temps.

Quelle merveille ! Qu’on me pardonne de le redire. Mais c’est un cadeau ! 

Un homme mûr et une petite fille se trouvent sur la plage et pendant quelques heures ils vont échanger des mots et des phrases, comme on échange des vies. Une petite fille qui se pose étrangement la question de la crise de « l’âge évolutif » qu’elle traverse et un homme mûr qui se passionne pour la néphélomancie (divination par l’observation des nuages) et ressort de sa culture grecque le beau terme de duel. Entre le singulier et le pluriel, se place en effet le duel, un accord du verbe quand deux personnes et deux seulement dialoguent. A partir de trois, vient le pluriel. 

Et ailleurs ce tête à tête de généraux qui n’étaient que de simples officiers quand l’armée rouge est entrée à Budapest. Un autre duel qui se déroule à Moscou, bien longtemps après, entre deux vieillards qui iront voir ensemble une pièce de Pouchkine.

Et ailleurs encore ce scientifique qui vient de son propre gré, comme à un rendez-vous qui malgré tout le dépasse, dans un temps devenu circulaire, prendre le relais d’un anachorète dans un monastère crétois.

Et puis enfin, cet émigré juif roumain qui prend le thé sur la terrasse d’un hôpital de Tel-Aviv et qui, après avoir reçu son fils venu d’Europe avec une joie inhabituelle lui déclare en indiquant du bras, comme dans un geste de possession, la ville étendue à leurs pieds : « Pendant toutes ces années Bucarest n’a pas du tout changé, dit-il en souriant, tu ne trouves pas ? »

Une morale ? « Il se tut, comme s’il avait fini, mais il n’avait pas fini. C’était seulement une pause, il avait besoin de reprendre son souffle. Tu sais, mon fils, tu as envie de raconter tes souvenirs aux autres, ceux-ci sont à l’écoute de ton récit et comprennent peut-être tout jusque dans les infime nuances, mais ce souvenir reste le tien et seulement le tien, ça ne devient pas le souvenir d’autrui parce que tu l’as raconté aux autres, les souvenirs se racontent, mais ils ne se transmettent pas. »

Qu’est-ce que je pense de la transmission ? Je crois qu’à l’exemple de la petite fille qui regarde les nuages, « Je te le dirai demain ».

Photographie: Proiect Strada Cartii, devant l’Université de Bucarest 


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