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Exercice d’admiration

Publié le 09 septembre 2009 par Agar

 

  Note liminaire : Quoi ? Un post sérieux sur Café de Faune ? Ben oui, on ne peut pas non plus déconner tout le temps. Je reprendrai le cours de mes divagations la prochaine fois.

  Si vous avez déjà essayé de promouvoir un blog, vous savez sans doute que ce n’est pas une partie de plaisir. Et si vous avez déjà essayé de promouvoir un blog humoristique (ou tentant de l’être), vous me lisez sans doute depuis la salle Internet de l’asile d’Arkham, où vous êtes entouré de déments balbutiant « Shub Nigghurath ! La chèvre aux mille chevraux ! », pauvres créatures à jamais devenues folles, elles aussi, d’avoir vu ce que des yeux humains n’étaient pas censés voir.

  Oui, j’ai été témoin de choses assez terrifiantes, du genre d’insanités à même de faire perdre toute foi en l’homme au philanthrope le plus béat. Jetez un coup d’oeil aux catégories « humour » des annuaires de blogs et demandez-vous si vous accepteriez de voir votre travail figurer entre « Tro lol !! C mé meyeur blags !!! » et un fake d’un goût exquis mettant en scène les parties les moins hydrodynamiques de l’anatomie de Laure Manaudou.

  Internet est le royaume du n’importe quoi (et j’entends par là : du portnawak, pas du bon n’importe quoi), j’en ai déjà parlé, de façon plus légère, ailleurs sur ce site. Étripages entre ignorants, débats stériles, « shock jokes » qui feraient rougir de honte un animateur de Skyrock mais surtout, surtout : triomphe de l’actualité. De l’insupportable, omniprésente, étouffante et pitoyable actualité, grande et petite, celle du monde et celle de tout un chacun.

  Même les sites dits « de qualité » ne sont pas épargnés ; ce sont même eux les victimes les plus désespérées – et désespérantes, parce qu’entraînant le réseau entier à leur suite – de cette tendance : on y parle de ce qui se passe, pas de ce qui importe. Vendredi, l’hebdomadaire qui est censé nous servir le « meilleur du web » sous forme papier, nous assène un condensé de l’actualité vue par le web, sûrement pas un aperçu du meilleur du web.

  « Espace de dialogue », « point de vue différent », « forum citoyen », marre ! Un immense fil AFP, commenté par des idiots, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie plus rien, voilà ce à quoi Internet semble devoir être réduit. C’est au moins aussi grave que la transformation de ce qui était un réseau décentralisé en un minitel 2.0, et peut-être même plus : aucun changement technique, aucun basculement d’architecture toujours ardu à mettre en place ne serait requis pour mettre fin à cette tendance délétère qui veut que cet incroyable médium qu’est le Net ne soit plus qu’un amas de flux déversant toujours plus rapidement la liste interminable des places to be et des things to know dans nos mirettes déjà gavées. « What’s happening ? What to think about it ? », alpha et omega de l’homo internetus.

  J’en étais à ce point de mes râleries lorsque, un beau jour ou peut-être une nuit, je suis tombé, totalement par hasard, là dessus : http://194.199.191.220/pdl/

  Oui, une adresse IP, pas un nom de domaine. C’est ce qui a attiré mon attention. Une adresse IP nue, tout internaute un peu avisé le sait, est généralement annonciatrice du déferlement prochain des plaies d’e-gypte sous forme de fishing, de malware et d’incitations à commander du Viagra par camions bennes entiers. Mais pas ici.

  Le design du site est la seconde chose sur laquelle je me suis arrêté. A une époque où les professionnels de la profession ne cessent de nous inciter à construire notre site de façon ergonomique et search-engine friendly, à tel point qu’on ne sait plus trop si l’on écrit pour être lu par des humains ou des machines, voir une interface aussi bordélique et peu commune a de quoi laisser perplexe. Il y a des frames, des bandeaux animés en javascript, c’est laid, ça semble mal organisé, il y a même un mode d’emploi. Vous y croyez, vous, un site web avec un mode d’emploi ? De quoi coller une crise d’apoplexie à tout web-designer qui vaut son pesant de kilo-euros.

  Mais qu’est-ce donc que ce site ? On pourrait le qualifier de dictionnaire de citations. C’est d’ailleurs dans cette catégorie que le classent les rares pages qui lui font grâce d’un lien. On pourrait dire « dictionnaire de citations », donc. Mais on dirait n’importe quoi.

  Ce cher 194.199.191.220, de son vrai nom Les plus déserts lieux, n’a pas grand chose à voir avec un dictionnaire. C’est un inextricable entremêlement de citations, de maximes de l’auteur, de rapprochements, de commentaires ; ce livre, comme il le nomme, est un cahier 2.0, c’est Cioran plus l’hypertexte. Et de lien en lien, au delà de l’apparente incongruité de la présentation, on se promène, on fouille dans un immense labyrinthe d’aphorismes, certains à mon humble avis géniaux (au hasard : « Pour donner à Valéry ou Cioran la gloire populaire de Nietzsche, il faudrait qu’un futur Hitler, Staline ou Attila s’en entiche. Hélas, l’arbre et les ruines n’ont pas la puissance mobilisatrice du surhomme. »), d’autres moins (des choses très discutables sur Spinoza notamment, notons tout de même le fantastique « Si je devais interpréter âme selon Aristote, passion selon Descartes, désir (conatus) selon Spinoza, rire selon Kant, liberté selon Sartre, amour selon Barthes, je me réfugierais plutôt dans l’impassible, le servile et le végétal. »), mais peu importe. Le tout a une cohérence, une immense cohérence, et l’apparence baroque de l’interface, qui peut révulser de prime abord, est finalement parfaitement justifiée. C’est un tout, c’est le livre d’une vie de lecture, en perpétuelle évolution, interminé et interminable. Borges-on-line.

  Et il n’y a pas de nom de domaine*, juste une adresse IP.

  Concluez-en ce que vous voudrez en conclure : les amoureux de l’aphorisme et des cahiers de toute sorte, dont je suis, y verront quelque chose, les théoriciens du web et de l’hypertexte une autre, les futurologues imprégnés de teilhardisme une troisième.

  Je sais seulement que, ce beau jour ou peut-être cette nuit, j’ai vu ce qu’Internet pourrait être.

* En dehors d’un vague redirect mal fichu : http://www.ruinae.com/


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