Magazine Journal intime

Trois jours dans l’eau frette

Par Eric Mccomber
Je fais ma petite inspection routinière avant de partir de la magnifique maison de bois de Pawel, notre hôte hyper sympa. Je remarque un rayon un peu mou à l’arrière. Je le secoue un peu. Crac. Cassé juste au ras de la nippe, qui tombe dans la roue. Oh, puta madre. Je me tâte. Il y a une boutique vélo juste à l’entrée de la rue, mais c’est tellement anti-climax, une fois tout empaqueté, d’annuler le départ sur la rampe de lancement. Un seul rayon, j’ai déjà vu pire, je me dis que je m’en occuperai demain.
Nord
Le vent du Nord-Ouest persiste. Depuis Dorohoy en Roumanie qu’il me peigne du même côté. Nous quittons lentement Gdynia, une de ces cités étendues et tentaculaires dont il faut littéralement s’évader quand on veut en sortir. La pluie nous prend en plein effort alors que nous tentons pour la ènième fois d’atteindre la Baltique. Je me promettais aussi de prendre un cliché de la Gaxuxa à l’entrée de la ville de Puck, pour mes potes de hockey, mais la pluie diluvienne aurait assassiné mon appareil-photo. Dans un même registre, nous avions pensé camper au bout de la longue péninsule de Hel, mais le temps nous en décourage. J’y tenais surtout parce que j’avais déjà toute une série de titres brillants pour mes futurs billets, Highway to Hel, Hel is belle, Parle avec Hel, etc. Quand même, nous persistons dans nos efforts direction Nord et c’est à la sortie de LALALAwowo que nous tombons finalement sur elle (pas Hel), splendide, infinie, comme c’est le propre des mers, et surtout, docilement étendue au pied d’un terrain de camping dont elle constitue essentiellement le seul et unique charme. Le soleil est revenu, la journée achève, nous nous laissons tenter.
Comment ignorer tous les signes et avoir l’air d’un esti de con

Le proprio du camping nous montre où planter notre tente, en expliquant qu’on y sera « protégés ». Protégés de quoi ? Eh, eh. Il y a deux vagues chicots d’arbres tout chétifs, peut-être veut-il dire que nos tentes seront à l’ombre demain matin ? Nous rions. Nous allons évidemment choisir un meilleur coin, tout près de la falaise, vue sur le bijou, et nous commençons à nous installer. La dureté du sol, pratiquement inouïe, nous fait changer d’idée et nous glissons les toiles presque montées jusqu’à l’autre bout du terrain. Y a pas foule, de toute façon. Nous rigolons encore (c’est le cas de le dire) en voyant toutes ces tranchées creusées ici et là dans le sol, en se disant que vraiment, les scouts sont passés par là et ils exagèrent ! Des canalisations, des gouttières, de véritables réseaux de drainage ! Sont fous ces campeurs polonais ! Ah, ah, eh, eh. Nous sommes prêts à dormir en deux temps trois mouvements, douchés, installés, le linge à sécher un peu partout quand, soudain, une goutte.
— J’ai reçu une goutte.
Et… deux gouttes.
— Moi aussi.
Mille gouttes.
— Euuuh…
Bon, chacun plonge dans sa tente le temps que passe la petite averse. Un vent inouï se met à charrier des trombes d’eau. Une bourrasque assez forte pour s’engouffrer sous ma tente et la soulever entre les piquets. Ça devient une tempête d’une violence sidérante et en moins de dix minutes tout le terrain de camping est recouvert de dix centimètres d’eau. Je pose la main sur le plancher de la Casamolle. Flouc-floc-plic. Ça clapote ! En fait ma tente flotte, maintenue en place par ses amarres et… mon derrière au dessus d’un genre de ruisseau de gadoue. Bientôt cette soupe commence à s’engouffrer par capillarité et je me retrouve assis dans un bain de boue. Je ne vois rien de mieux à faire que de sortir ma sacoche-ordi dans l’abside où je la pose sur la malle arrière, ce qui lui fait un monticule la protégeant du déluge. Les autres sacs devront me prouver leur supposée étanchéité dans des conditions… extrêmes. Au bout d’une demie-heure, tout est mouillé, ou à peu près. Je suis assis en tailleur à l’entrée de la tente, la tête entre les mains, abasourdi. La pluie diminue enfin et c’est Loulou qui parvient à me secouer de ma torpeur en m’adjurant de sortir voir le splendide arc-en-ciel. Il ne reste que quelques minutes de lumière et nous décidons de tout déplacer vers les hauteurs, là où le proprio du camping voulait que nous allions pour nous « protéger ». Aah, OK, proo-téé-ger… Lou me prête une bâche que j’étends au fond de la tente, sur laquelle je replace ma literie. Par chance, j’ai acheté la veille une petite couverture, dans laquelle j’enroule mon sac de couchage, qui va sécher très vite au contact de mon corps. Nous cuisinons vite fait et hop-dodo.
Hel & Eden

Vers cinq heures du matin je suis réveillé par un jappement aigu tout près de mon oreille. Je me rendors presque aussitôt, mais au lever, nous retrouvons la nourriture de Loulou (et ses… sandales !?) un peu partout sur le camping, saucisse et pain en moins. Le soleil brille et nous entreprenons une longue session de séchage. Nous étendons toutes les toiles et les bâches, ainsi que les fringues de la veille que la tempête a rincées manière forte. Il règne sur les lieux une atmosphère de désolation et de soulagement. Nous sommes trois groupes de cyclo-voyageurs et tout le monde quitte très tard. Les plus légers (sacoches arrières uniquement) partent vers onze heures.
— Bye-bye, we go to Hel.
— Euh…
Nous nous mettons en route vers midi. Faut ce qu’y faut. La route plonge vers le niveau de la mer et à peine une pauvre demie-heure après le départ, nous débouchons sur un petit chemin de sable qui ouvre directement sur la mer. Nous allons faire un tour, histoire de dire bonjour en personne et en vrai à cette fameuse Baltique. En mettant le pied dans ce sable blanc, fin comme du sel, nous savons tout de suite que nous ne roulerons pas beaucoup aujourd’hui. C’est l’heure du goûter, après tout. Je lance les pâtes et nous pique-niquons. Ensuite je fais une tentative de sieste et Loulou part se promener, elle qui n’a pas sommeil. Je ne réussis pas à fermer l’œil et j’en profite pour prendre des photos, étudier les cartes des prochains jours et faire la vaisselle. De son côté, elle s’endort, bien sûr, et ne revient qu’une heure plus tard. Elle dit :
— Si j’étais toute seule, je crois bien que je passerais l’après-midi ici.
— Si j’étais tout seul, je ferais la même chose.
— Beh alors ?
— Beh… Dix kilomètres ?
— Ça fait pas des masses.
— Tant qu’on revient en France avant la neige, moi…
Au bout de la route, juste avant le village de Karwa, dernier d’une série de hameaux longeant la plage, nous prenons un petit sentier enchanteur qui plonge dans un sous-bois couvert de mousse fluorescente. Le sentier se termine sur une petite dune de sable encadrée de grands arbres et nous y repérons une sorte de plateau juste assez grand pour accueillir nos deux tentes. C’est en s’esclaffant et en battant des mains que nous montons le campement et nous disposons nos deux entrées face à la mer. Nous laissons le jour décliner doucement sans tenter de le retenir et après un délicieux souper, il ne nous reste plus qu’à attendre la pleine lune. C’est une fabuleuse journée remplie de riens microscopiques et nous la terminons tous deux en affirmant qu’il s’agit d’une des plus belles depuis longtemps.
Back in Black

La pluie commence au cours de la nuit. Je me réveille toutes les demi-heures pour palper le fond de ma tente, mais ça résiste. C’est froid, humide, mais pas mouillé. Nous avons décidé, comme ça, la veille, de se lever tôt et de tracer. Sans trop de raisons, juste parce qu’on sent qu’on traîne pas mal depuis Frombork. Il pleut. Nous mangeons chacun dans nos tentes, tout en pliant tout ce qui peut l’être. Presque en même temps, nous sommes prêts. Il n’y a plus qu’à défaire les toiles et monter les sacs sur les vélos.
Je sors un coup pour voir le temps. Le vent vient de l’Ouest et amène à grande vitesse un monstrueux cortège de nuages noirs et maléfiques. Nous hésitons entre tenter de laisser passer la tempête et suivre notre plan à haut kilométrage. Comme tout est démonté, nous optons pour charger les vélos avant le déluge et à 7h nous sommes en route, sous une pluie abondante. En fait, il était juste temps. Le chemin de terre battue qui longe la plage est dans sa phase idéale. Plus dur et moins sablonneux que par temps sec, il n’est pas encore boueux et glissant, mais en passe de le devenir.
Tout de même, cette piste est défoncée à un point tel qu’on est en droit de se demander si elle n’a pas fait l’objet d’un bombardement de nos petits amis de l’Otan, qui se seraient gourés de Serbie. Faudrait rejeter l’expression « nid de poule » pour « piscine de vache » ou même « étang d’hippopotames ». Il faut constamment dessiner son chemin de façon à ne pas se faire coincer par la gadoue. Deux ou trois fois chacun nous passons près de chuter et je dois poser le pied dans la glaise molle à quelques reprises. C’est là que la vraie tempête arrive. C’est la flotte tropicale ! Un petit ouragan. Il n’y a strictement rien pour s’abriter, alors nous poussons au mieux, aveuglés par la pluie qui nous crache à l’œil gauche, ralentis par le vent, englués dans la boue. Tout à coup, en ressortant d’une ornière bien grasse, j’entends le bruit caractéristique. Vfrrlrlrlr. Merde. Inutile de s’arrêter. Je sais ce que c’est. Si je peux encore rouler, c’est que ça ira pour un bout, mais une inquiétude commence à me tenailler.
De Charybde en Scylla

Nous atteignons le premier village. Ouf. Je parque la Gaxuxa sous un auvent pour quelques secondes, le temps que nous regardions la carte du hameau, affichée à la croisée des chemins. C’est un bled balnéaire hors saison. Tout est fermé, cadenassé, rangé. On peut imaginer des foules se pressant là armées de glaces, de panachés et de barbapapa. Pas un seul kawa d’ouvert. Une fois orientés, nous repartons. Mauvaise nouvelle, la route espérée est en terre battue, avec la variante amusante qu’elle est striée de rainures dans le sens contraire de la circulation. Trap-trap-tap-tap-crap-tap… Ça nous donne des voix de personnages de dessins animés, alors nous évitons de causer.
Le déluge continue. Lorsque nous parvenons enfin à la route en dur, je remarque que j’ai un peu froid. Mon imper a commencé à perdre de la résistance et l’eau glacée entre déjà dans ma manche gauche. Lou, fille des Flandres, est équipée à fond et dit pouvoir rouler ainsi « jusqu’à la nuit ». Aïe. Ce n’est pas mon cas. Une heure plus tard, nous nous arrêtons dans un village pour faire quelques courses et peut-être trouver un petit café chaud. Je sors de l’épicerie climatisée en tremblotant de tous mes membres. Je claque des dents. Bientôt 10h. Le resto ouvre ses portes de l’autre côté de la rue. Une soupe et un thé plus tard, la pluie s’est faite plus raisonnable et nous reprenons la route. J’ai changé de survêtements et ce que je porte maintenant est sec, mais pas très chaud. Il me reste mon manteau, mais si je le mouille, je n’aurai plus rien pour me réchauffer quand on s’arrêtera. Alors, vale ! Je frissonne pendant la première demi-heure et dans les descentes, j’ai carrément des convulsions ! Bon, y a rien d’autre à faire que de continuer à continuer. Un peu de grèle, pour agrémenter le tout ?
Le soleil finit par faire quelques courtes visites. C’est gris et glauque, mais nous nous séchons un peu. Nous faisons une pause dans un grand abribus où je cuis des pâtes au fromage et au raifort tandis que Loulou poursuit son opération Tartine-polonaise. Requinqués, nous remontons en selle.
Loulou est très en jambes et elle mène la charge depuis un bon bout de temps lorsque j’entends un moche claquement derrière moi. Pliiing ! Claclacla… Je serre les freins pronto. Et de trois ! Là, je sais que ça va mal, mais je ne devine pas encore à quel point. Je serre les freins. Je me penche sur la Gachou. Trois en ligne. Trois rayons cassés. Trois d’affilée. Le troisième est tout crochi, c’est celui qui vient de me lâcher et il avait commencé à s’enrouler sur le dérailleur. Je le sors de là, assis sur la chaussée détrempée, les deux mains dans le cambouis. Il est trop tordu pour le scotcher en place, alors basta, je le dévisse et je laisse tomber un troisième boulon dans la roue. Uhm… Je ne sais pas repêcher les boulons de rayons. Il me semble me souvenir qu’il faut démonter la roue entièrement.
Loulou revient de l’avant à ce moment, prévenue par un gentil passant. Que faire ? Nous nous trouvons dans un coin tout à fait perdu de la Pomméranie. Trois choix : faire du vélo-stop et se laisser transporter vers le prochain vélociste, pousser le vélo sur le côté de la route à 4 km/h, ou monter ainsi, avec les risques que ça comporte. Nous décidons de rouler jusqu’au prochain Rowerowy serwis. Nouveau dilemme après 10 km. La roue arrière est en train de s’imprimer dans le patin de frein. Est-ce que je démonte le frein, tout en risquant de me faire culbuter en cas d’arrêt soudain, ou est-ce que je force comme un bœuf jusqu’à l’arrivée ? J’opte pour la dernière option et nous allons de l’avant. Un peu de sel sur le gâteau de caca ? Nos deux compteurs se mettent à foirer. En guise de digestif ? Les deux dernières heures, il pleut à boire debout, à verse, des hallebardes, des cordes, bergère. Même qu’il grêle derechef. Même que bof.
Tout a une fin

Nous arrivons trop tard à Slupsk, tous les magasins sont fermés. Et c’est samedi. Il n’y a pas d’auberge de jeunesse, ni de camping, ni de bivouac, à Slupsk. Inutile de songer à aller plus loin, ma roue est de plus en plus voilée et je crains même qu’elle craque sous moi en roulant. Ce soir, nous devons plonger la main dans nos poches. Argh. Au moins le petit hôtel que nous découvrons est très propre et raisonnable. Douches chaudes, draps frais, couvertures. À dix heures, nous roupillons.
Il fait beau ce matin, mais le ciel menace tout de même. Darek, le frère de notre pote Pawel habite tout près. Il est au courant de notre situation et nous écrit qu’il vient nous chercher en voiture. Nous avons rendez-vous dans un hipermarkt à la sortie de la ville. J’aurai tout de même à pousser la Gaxuxa sur 10 km, mais il n’y a pas à hésiter. Je ferai une (autre) visite au vélôpital lundi avec la Basque. Loulou n’a pas envie d’attendre, de marcher à côté de son vélo, et encore moins de faire de la voiture. Elle prend la route toute seule. Oooh la brave Flamande ! Elle viendra nous rejoindre à Koszalin ce soir, sous la pluie et la grêle, encore, dans le froid et la bourrasque. Eh bé. C’est fait fort, les femmes du Nord ! J’attends Darek assis par terre sous les trombes de pluie et le regard étonné des badauds qui emmènent femmes et enfant passer leur dimanche au centre commercial. Darek nous accueille deux jours chez lui et c’est les larmes aux yeux que nous les quittons, lui et sa petite famille. En 48 heures, ils sont devenus des amis.
Adieu, Baltique chérie !
En route. Dans quatre jours, Berlin !© Éric McComber

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