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Par Bonamangangu

Himalaya_Manali-Rhotang_4.JPGPhoto: Le toit du monde (Himalaya), vu de Manali, Himachal Pradesh, Inde du Nord.

N. O. - Quelles sont les qualités requises pour être un bon écrivain-voyageur? La patience, la volonté, la culture, un estomac résistant?

C. Thubron. - Avant tout, il faut savoir laisser derrière soi sa propre culture et ses préjugés. Certes, on ne peut jamais se défaire entièrement de son éducation et de ses réflexes culturels: c'est un bagage qu'on emporte partout avec soi, surtout quand on appartient à la tradition des Lumières comme les Anglais ou les Français.

Mais il faut apprendre à refouler cet héritage. D'où la nécessité de voyager seul: si je voyageais avec un ami français, malgré notre différence de nationalité, nous resterions enfermés dans une bulle d'européanité, avec le risque de trouver les autres bizarres ou risibles. Mais si je voyage seul, c'est moi qui suis bizarre aux yeux des autres, ce qui me force à comprendre plus vite où je me trouve. La sensibilité exacerbée de ma propre singularité, de ma propre vulnérabilité, me permet de faire l'effort nécessaire pour comprendre la culture de l'autre.

Dans ces conditions, le normal, le compréhensible, c'est ce qui m'entoure ; la différence, c'est moi qui l'incarne. Je n'emporte même pas d'appareil photo: cela pourrait avoir un intérêt documentaire, mais, vu mon caractère obsessionnel, je ne raisonnerais plus qu'en termes de lumière et de cadrage. En revanche, je prends des notes sur-le-champ, pour ne pas perdre telle tournure de phrase, tel ou tel détail physique. Sinon, on ne retient en mémoire que les généralités, alors que tout le prix des descriptions réside dans les petits détails.

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Ebauche, huile sur papier Kraft (40P), Viceregal Lodge, Shimla 09

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Ma hantise, c'est de perdre ou qu'on me vole mes cahiers de notes en cours de route. Ce serait pour moi une catastrophe. Mon dernier voyage en Asie pour ce livre a duré huit mois. Je me souviens que lors de mon premier voyage en Union soviétique, de la Baltique au Caucase, dans les années Brejnev, j'étais persuadé que les douaniers allaient me confisquer mes notes. Le KGB me filait depuis un mois et avait fouillé ma chambre. Je craignais pour mes notes plus que pour ma vie. A un poste-frontière quelque part en Europe de l'Est, les douaniers ont fouillé la voiture de fond en comble, m'ont soumis à une fouille au corps et ont développé mes photos (à l'époque, j'en prenais encore). Mais ils n'ont pas réussi à déchiffrer toutes mes notes, à cause de mon écriture microscopique.

On se serait cru chez Gogol: le fonctionnaire de police n'a pu lire qu'une description lyrique du paysage d'Odessa, il l'a même trouvée très poétique et m'a incité à la publier, sans voir qu'elle était suivie du récit d'une rencontre avec des dissidents! Il m'a rendu mes carnets. Sans eux, il n'y aurait pas eu de livre, car j'y avais consigné des détails que je n'aurais jamais pu me rappeler. Je rends donc grâce à l'âme poétique russe, présente jusque chez les officiers du KGB!

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Shimla, Inde du Nord.

N. O. - Comment expliquez-vous la glorieuse tradition anglaise du récit de voyage?

C. Thubron. - J'imagine que cette tradition est liée à l'institution des internats, où, pendant deux siècles, des enfants d'un certain niveau social ont été élevés parce que leurs parents faisaient partie de l'armée ou de l'administration coloniale. La vie d'internat vous apprend l'autosuffisance et vous endurcit, ce qui vous donne une certaine assurance et une plus grande capacité à affronter la solitude.

Cela peut entraîner des séquelles psychologiques, et mal vous préparer à la vie de couple par exemple, mais c'est parfait pour écrire des récits de voyage, car vous vous souciez moins que d'autres de ce qui peut vous arriver. Vous avez déjà connu le pire à l'internat! Et vous êtes capable de vous défendre.

La plupart des grands écrivains de voyage britanniques sont issus de la bourgeoisie: Bruce Chatwin, Jonathan Raban, Wilfred Thesiger, et ceux qui m'ont le plus influencé: Freya Stark et Patrick Leigh Fermor.

N. O. - Avez-vous un projet de voyage?

C. Thubron. - Je vieillis. Après celui-ci, j'ai du mal à trouver une nouvelle destination, car toute ma vie j'ai été fasciné par l'Asie. La route de la Soie englobe tous les lieux qui m'ont toujours intrigué: l'Asie centrale, l'ancienne Union soviétique, la Chine. Même si, pour certaines régions, il s'agissait déjà pour moi d'un retour. C'est l'aboutissement de quarante-cinq ans de voyages et d'écriture. En 2007, j'ai perdu ma mère. Ce deuil cruel m'a conduit à imaginer un nouveau projet de voyage et de livre, très différent, très précis : une marche le long de la frontière occidentale du Népal, aux confins du Tibet, jusqu'au mont Kailash, la montagne sacrée, qui est un grand lieu de pèlerinage bouddhiste. La mort de ma mère m'a laissé seul au monde.

Voilà pourquoi, bien que je sois agnostique, je tiens à effectuer un ultime pèlerinage laïque. Je veux en faire un livre bref, étrange, inhabituel pour moi. Le problème, c'est que la frontière tibétaine est actuellement bouclée: je vais devoir attendre. Je suis confiant: la frontière finira bien par ouvrir.

Propos recueillis par Anquetil pour le Nouvel Obs.

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Photo Shimla, Inde du Nord

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Colin Thubron. Né en 1939, ancien élève du Collège d'Eton, Colin Thubron est le plus prestigieux écrivain-voyageur anglais vivant. Egalement romancier, il a publié de nombreux récits de voyage dont «Mirror to Damascus» (1967), «les Russes» (1983), «Derrière la Grande Muraille» (1987) et «In Siberia» (1999). Et chez Hoëbeke «l'Ombre de la route de la Soie».

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