"L'Exaltation de la Sainte Croix est ainsi appelée parce que à pareil jour la foi et la sainte Croix furent singulièrement exaltées. Il faut observer qu'avant la passion de J.-C., le bois de la croix fut un bois méprisé, parce que ces croix étaient faites avec du bois de bas prix ; il ne portait point de fruit tout autant de fois qu'il était planté sur le mont du Calvaire ; c'était un bois ignoble, parce que c'était l’instrument du supplice des larrons; c'était un bois de ténèbres et sans aucune beauté ; c'était un bois de mort, puisque les hommes y étaient attachés pour mourir; c'était un bois infect, parce qu'il était planté au milieu des cadavres. Mais après la passion, il fut exalté de bien des manières, parce que au lieu d'être vil, il devint précieux ; ce qui a fait dire à saint André : « Salut, croix précieuse., etc. » Sa stérilité fut convertie en fertilité c'est pour cela qu'il est dit au ch. VII des Cantiques : « Je monterai sur le palmier, et j'en cueillerai les fruits. » Son ignominie devint excellence. « La croix, dit saint Augustin, qui était l’instrument de supplice des larrons, a passé sur le front des empereurs. » Ses ténèbres ont été converties en clarté. « La croix et les cicatrices de J.-C., dit saint Chrysostome, seront au jugement plus brillantes que les rayons du soleil. » La mort est devenue une vie sans fin : Ce qui fait dire à l’Eglise : « La source de la mort devint la source de la vie. » (...)
L'Exaltation de la Sainte Croix est célébrée solennellement dans l’Eglise, parce que la foi en reçut une admirable gloire. En effet, l’an du Seigneur 615, Dieu permit que son peuple fût affligé par les mauvais traitements des païens, quand Chosroës, roi des Perses, soumit à sa domination tous les royaumes de la terre. Lorsqu'il vint à Jérusalem, il sortit effrayé du sépulcre du Seigneur, mais pourtant il emporta la partie de la Sainte Croix que sainte Hélène y avait laissée. Or, sa volonté étant de se faire adorer par tous ses sujets comme un dieu : il fit construire une tour d'or et d'argent entremêlés de pierres précieuses, dans laquelle il plaça les imagés du soleil, de la lune et des étoiles. A l’aide de conduits minces et cachés, il faisait tomber la pluie d'en haut comme Dieu, et dans un souterrain, il plaça des chevaux qui traînaient des chariots en tournant, comme pour ébranler la tour et simuler le tonnerre. Il remit donc le soin de son royaume à son fils, et le profane réside dans un temple de cette nature, où après avoir placé auprès de soi la Croix du Seigneur, il ordonne que tous l’appellent Dieu. D'après ce qu'on lit dans le livre Mitral (Sicardus, c. XLIV) lui-même, Chosroës, résidant sur un trône comme le Père, plaça à sa droite le bois de la Croix au lieu du Fils, et à sa gauche, un coq, au lieu du Saint-Esprit, et il se fit nommer le Père. Alors l’empereur Héraclius rassembla une armée nombreuse et vint pour livrer bataille au fils de Chosroës auprès du Danube. Les deux princes convinrent de se mesurer seul à seul sur le pont, à la condition que celui qui resterait vainqueur aurait l’empire sans que ni l’une ni l’autre armée n'eût à en souffrir. Il fut encore convenu que celui qui aurait la présomption de quitter les rangs pour porter aide à son prince, aurait les jambes et les bras brisés aussitôt et serait noyé dans le fleuve. Or, Héraclius s'offrit tout entier à Dieu et se recommanda à la Sainte Croix avec toute la dévotion possible. Les deux princes en étant venus aux mains, le Seigneur accorda la victoire à Héraclius, qui soumit l’armée ennemie à son commandement, de telle sorte que tout le peuple de Chosroës embrassa la foi chrétienne et reçut le saint baptême. Or, Chosroës ignorait l’issue de la guerre, car étant généralement haï, personne ne lui en donna connaissance. Mais Héraclius parvint jusqu'à lui et le trouvant assis sur son trône d'or, il lui dit : « Puisque tu as honoré à ta façon le bois de la Sainte Croix, si tu veux recevoir le baptême et la foi de J.-C., tu conserveras la vie et ton royaume, en me donnant quelques otages ; mais si tu rejettes ma proposition, je te frapperai de mon épée et te trancherai la tète. » Chosroës ne voulut pas acquiescer à ces conditions. Héraclius dégaina alors son épée et le décapita sans merci : et comme il avait été roi, il commanda de l’ensevelir. Pour son fils, âgé de dix ans, qu'il trouva avec lui, il le fit baptiser, et le levant lui-même des fonts sacrés, il lui laissa le royaume de son père. Il détruisit ensuite la tour, dont il donna l’argent à son armée pour sa part du butin : mais l’or et les pierreries, il les réserva afin de réparer les églises que le tyran avait détruites. Après quoi il prit la Sainte Croix qu'il reporta à Jérusalem.
Quand en descendant du Mont des Oliviers, il voulut entrer, sur son cheval et revêtu de ses ornements impériaux, par la porte sous laquelle J.-C. avait passé en allant au supplice, tout à coup les pierres de la porte descendirent et se fermèrent comme un mur ou comme une paroi. Tout le monde en était dans la stupeur, quand un ange du Seigneur, tenant une croix dans ses mains, apparut au-dessus de la porte et dit : « Lorsque le roi des cieux entrait par cette porte en allant au lieu de sa passion, ce n'était pas avec un appareil royal ; mais il est entré monté sur un pauvre !ne, pour laisser à ses adorateurs un exemple d'humilité. » Après avoir dit ces mots, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout couvert de larmes, ôta lui-même sa chaussure, et se dépouilla de ses vêtements jusqu'à sa chemise, et prenant la croix du Seigneur, il la porta avec humilité jusqu'à la porte. Aussitôt la dureté de la pierre fut sensible à l’ordre du ciel, et à l’instant la porte se releva et laissa l’entrée libre. Or, l’odeur extraordinairement suave avait cessé d'émaner de la Sainte Croix à partir du jour et de l’instant où elle avait été enlevée de Jérusalem pour être transportée à travers toute l’étendue de la terre, dans la Perse, à la cour de Chosroës; elle se fit sentir de nouveau, et enivra tout le monde d'une admirable suavité. Alors le roi, dans la ferveur de sa dévotion, adressa les hommages suivants à la Croix : « O croix plus brillante que chacun des astres, célèbre au monde, digne de l’amour des hommes, plus sainte que tout, qui seule avez été digne de porter la rançon de l’univers ; bois aimable, clous précieux, doux glaive, douce lance, qui portez un doux fardeau, sauvez cette assemblée réunie aujourd'hui pour chanter vos louanges, et marquée du signe de votre étendard. » C'est ainsi que cette précieuse Croix est remise en son lieu, et les anciens miracles se renouvellent. Plusieurs morts sont rendus à la vie, quatre paralytiques sont guéris, dix lépreux sont purifiés, quinze aveugles reçoivent la vue, les démons sont mis en fuite, et plusieurs sont délivrés de diverses maladies. Alors l’empereur fit réparer les églises qu'il combla en outre de présents dignes d'un monarque; après quoi, il revint dans ses propres états. Ces faits sont rapportés autrement dans les chroniques. On y dit que Chosroës dominait sur toute la terre, et qu'ayant pris Jérusalem avec le patriarche Zacharie et le bois de la Croix, Héraclius voulait faire la paix avec lui. Chosroës jura qu'il ne conclurait la paix avec les Romains s'ils reniaient le crucifix et s'ils adoraient le soleil. Mais Héraclius enflammé de zèle leva une armée contre lui, défit les Perses dans plusieurs batailles et força Chosroës de fuir jusqu'à Clésyphonte. Enfin, Chosroës, malade de la dyssenterie, voulut faire couronner roi son fils Médasas. A cette nouvelle, Syroïs, son aîné, fit alliance avec Héraclius, et s'étant mis avec les nobles à la poursuite de son père, il le jeta dans les chaînes, où après l’avoir sustenté de pain de douleur et d'eau d'affliction, il le fit enfin périr à coups de flèches. Dans la suite, il fit rendre à Héraclius tous les prisonniers avec le patriarche et le bois de la croix. Héraclius porta d'abord à Jérusalem le précieux bois de la croix qu'il transporta dans la suite à Constantinople. C'est ce qu'on lit dans une quantité de chroniques. — Voici d'après l’Histoire tripartite comment s'exprime la Sybille des païens au sujet du bois de la croix : « O bois trois fois heureux sur lequel Dieu a été étendu! » Ce qui peut s'entendre peut-être de la vie de la nature, de la grâce et de la gloire qui vient de la croix.
Un juif étant entré dans l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, y aperçut une image de J.-C. Voyant qu'il était seul, il saisit une épée, s'approche et frappe l’image à la gorge. Tout aussitôt il en jaillit du sang et la figure ainsi que la tête du juif en furent couvertes. Celui-ci effrayé saisit l’image, la jeta dans un puits et prit la fuite. Un chrétien le rencontra et lui dit : « D'où viens-tu, juif? tu as tué un homme. » Le juif répondit : « C'est faux. » « Tu as certainement commis un homicide, reprit le chrétien, puisque tu portes des taches de sang. » Le juif répondit : « Véritablement le Dieu des chrétiens est grand, et sa foi se trouve confirmée par tous les moyens : car ce n'est pas un homme que j'ai tué, mais l’image du Christ; et aussitôt le sang a jailli de sa gorge. » Alors le juif conduisit cet homme au puits d'où ils retirèrent la sainte image. On rapporte que la blessure faite au gosier de J.-C. est encore visible aujourd'hui. Le juif se convertit de suite à la foi. — Dans la ville de Bérith, en Syrie, un chrétien était logé dans une maison, moyennant une pension annuelle : il avait attaché pieusement une image de N.-S. en croix à la tête de son lit et ne manquait pas d'y faire ses prières. L'année étant expirée, il loua une autre maison, et oublia d'emporter son image. Or, un juif loua la maison quittée par le chrétien et un jour il invita à dîner un homme de sa tribu. Pendant le repas, celui qui avait été invité vint à examiner l’appartement et aperçut l’image attachée à la muraille; alors frémissant de colère contre son hôte, il lui adresse des menaces parce qu'il ose garder une image de J.-C. de Nazareth. Or, l’autre juif, qui n'avait pas vu cette image, affirmait par tous les serments possibles qu'il ne savait pas de quelle image il voulait parler. Le juif faisant alors comme s'il était apaisé dit adieu à son hôte et alla trouver le chef de sa nation et accusa l’autre de ce qu'il avait vu. Les juifs, s'étant donc réunis, vont à la maison et après avoir vu l’image, ils accablent le locataire des plus durs outrages, le jettent à demi mort hors de la synagogue, et foulant aux pieds l’image, ils renouvelèrent sur elle tous les opprobres de la passion du Seigneur. Mais quand ils eurent percé le côté avec une lance, le sang et l’eau en sortirent en abondance et un vase qu'on mit pour les recevoir en fut rempli. Les juifs stupéfaits portèrent ce sang dans les synagogues et tous les malades qui en furent oints étaient aussitôt guéris. Alors les juifs racontèrent toutes les circonstances de ces faits à l’évêque du pays et reçurent tous ensemble le baptême et la foi de J.-C. Or, l’évêque conserva ce sang dans des ampoules de cristal et de verre. Il fit venir ensuite le chrétien et lui demanda quel était l’artiste qui avait exécuté une si belle image. Le chrétien répondit : « C'est Nicodème qui l’a faite, et en mourant, il la laissa à Gamaliel, Gamaliel à Zachée, Zachée à Jacques et Jacques à Simon. Elle est restée à Jérusalem jusqu'à la destruction de la ville ; elle fut transportée dans la suite par les fidèles au royaume d'Agrippa ; de là dans ma patrie par mes parents, et elle m’est échue par droit d'héritage. » Cela arriva l’an du Seigneur 750 [Saint Athanase, De imag. Salv. D. N. J. C., 7e Conc. oecum., act. IV; — Vincent de B., l. XXIV, c. CVII. - Sigebert, Chron. an 764; — Hélinand, an 764.]. Alors tous les juifs changèrent leurs synagogues en églises ; et à partir de cette époque, ce fut la coutume de consacrer les églises, car auparavant on ne consacrait que les autels. C'est à cause de ce miracle que l’Église ordonna de faire au 5 des calendes de décembre, d'autres disent, au 5 des ides de novembre, la mémoire de la Passion du Seigneur. De là encore, à Rome, on consacra en l’honneur du Sauveur une église où se conserve une ampoule de ce sang, et la fête en est solennelle.
Chez les infidèles, la vertu extraordinaire de la croix fut aussi attestée en toutes sortes de circonstances. En effet, saint Grégoire raconte au IIIe livre de ses Dialogues (ch. III) que, André, évêque de Fondi, ayant permis qu'une religieuse demeurât avec lui, l’antique ennemi commença à imprimer dans les yeux de son âme la beauté de cette femme, en sorte qu'il pensait dans le lit à des choses affreuses. Or, un jour, un juif venu à Rome, voyant qu'il se faisait tard, et n'ayant pas trouvé où loger, entra pour y rester dans un temple d'Apollon. Comme il craignait de passer la nuit dans ce lieu sacrilège, bien qu'il n'eut pas du tout confiance dans la croix, il eut soin cependant de se signer. Or, au milieu de la nuit, il s'éveilla et vit une foule d'esprits malins qui semblaient s'avancer sous la direction de quelque autorité ; alors le chef qui commandait aux autres s'assit au milieu d'eux, et se mit à discuter les affaires et les actes de chacun des esprits placés sous son obéissance, afin de s'assurer de tout ce que chacun d'eux avait commis d'iniquités. Saint Grégoire a passé sous silence, pour abréger, le mode de cette discussion, mais ou peut s'en rendre compte par un exemple semblable qu'on lit dans la Vie des Pères [Honorius d'Autun]. En effet quelqu'un étant entré dans un temple d'idoles, vit Satan assis et toute sa milice présente devant lui. Alors entra un des malins esprits qui l’adora. Satan lui dit : « D'oit viens-tu ? » Et il répondit : « J'ai été dans telle province et j'y ai suscité quantité de guerres ; j'y ai soulevé beaucoup de troubles, J'y ai versé du sang en abondance, et je suis venu te l’annoncer. » Et Satan reprit : « En combien de temps as-tu fait cela? » L'autre dit : « En trente jours. » « Pourquoi, dit le prince des ténèbres, si peu en tant de temps ? » et s'adressant aux assistants : « Allez, dit-il, fouettez-le et frappez dur. » Un second vint et l’adora en disant : « J'étais dans la mer, maître, et j'ai excité d'épouvantables tempêtes, j'ai englouti beaucoup de navires, j'ai fait périr grand nombre d'hommes. » Et Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela? » « En vingt jours, répondit l’autre. » Et Satan le fit fouetter comme le premier en disant : « C'est en tant de temps que tu as fait si peu ! » Alors vint un troisième qui dit : « Je suis allé dans une ville, et j'ai excité des querelles pendant certaine noce, j'y ai fait répandre beaucoup de sang, j'ai tué l’époux lui-même, et je suis venu te l’annoncer. » Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela ! » « En dix jours, répondit-il. » Et Satan lui dit : « Et tu n'as pas fait plus en tant de jours ? » Et il le fit frapper par ceux qui étaient autour de lui. Ensuite vint un quatrième : « Je suis resté, dit-il, dans le désert, et pendant quarante ans, j'ai travaillé autour d'un moine, et c'est à peine si enfin je l’ai fait tomber dans le péché de la chair. » Quand Satan entendit cela, il se leva de son trône, et embrassant ce démon, il ôta la couronne de dessus son front, et la lui mit sur la tête, puis il le fit asseoir avec lui en disant : « C'est une grande chose que tu as eu le courage de faire là, et tu as travaillé plus que tous les autres. » C'est là ou à peu près le mode de la discussion que saint Grégoire a passée sous silence. Quand chacun des esprits eut exposé ce qu'il avait fait, il y en eut un qui s'élança au milieu de l’assemblée, et qui fit connaître de quelle tentation charnelle il avait agité l’esprit d'André par rapport à cette religieuse, ajoutant que la veille, à l’heure des vêpres, il en était venu jusqu'à amener son esprit à donner un coup sur le dos de cette femme en signe de caresse. Alors le malin esprit l’engagea à accomplir ce qu'il avait commencé afin que ce fût lui qui eût la palme la plus remarquable pour avoir fait succomber André : il commanda ensuite qu'on cherchât à savoir quel était celui qui avait été si présomptueux pour se coucher dans ce temple. Et comme cet homme tremblait de plus en plus fort, et que les esprits envoyés pour le reconnaître voyaient qu'il était signé du mystère de la croix, aussitôt ils se mirent à crier avec effroi : « Le vase est vide, il est vrai, mais il est scellé. » A ce cri, la troupe de malins esprits disparut aussitôt. Mais le juif se hâta de venir trouver l’évêque et lui raconta tout de point en point. L'évêque, en entendant cela, se mit à gémir grandement ; et il renvoya de suite toutes les femmes hors de sa maison, puis il baptisa le Juif. (...).
On lit au livre XIe de l’Histoire ecclésiastique que les Gentils avaient peint sur les murs d'Alexandrie les armes de Sérapis ; mais Théodose les fit effacer et y substitua le signe de la croix. Alors, les gentils et les prêtres des idoles se firent baptiser, en disant que c'était une tradition des anciens, que ce qu'ils vénéraient subsisterait jusqu'à ce que soit venu ce signe dans lequel est la vie. Ils avaient dans leur alphabet une lettre, à laquelle ils donnaient le nom de sacrée : elle avait la forme d'une croix qu'ils disaient signifier la vie future [ Eusèbe de Césarée, 1. II, c. XX; — Rufin, l. II, c. XXIX]."
Jacques de Voragine