Emmanuel Martin, le 14 septembre 2009 - Ce lundi à la Sorbonne, le Président Sarkozy a donné, à l’occasion de la remise du rapport Stiglitz, un discours sur la mesure de la performance économique et du progrès social. Fustigeant la « religion du chiffre », le Président entend révolutionner la mesure des performances économiques, sur la base du rapport commandé en janvier 2008. La leçon valait-t-elle le détour ?
Changeons d’indicateurs
Au-delà du « chiffre » dans l'entreprise, M. Sarkozy a surtout indiqué qu’en se concentrant sur le « chiffre » du PIB, on a fini par faire dire à la statistique ce qu’elle ne disait pas. Mais n’enfonce-t-on pas là des portes grandes ouvertes ? Le PIB est une mesure parmi d’autres, qui a ses limites, et qui sont connues. Il existe depuis des années des indicateurs qui prennent en compte des éléments plus qualitatifs du développement, dont le plus célèbre est certainement l’Indicateur de Développement Humain qui intègre l’espérance de vie et l’alphabétisation. Il n’y a donc pas de « révolution » à cet égard. Nous disposons par ailleurs d’indicateurs de qualité institutionnelle tels que les indicateurs de la banque mondiale ou les indicateurs de liberté économique, et c’est ceux-là sans doute qu’il faudrait démocratiser auprès … de la classe politique.
Le passage du Président sur la comptabilisation en positif de certaines malheureuses « activités » dans le PIB est effectivement important. C’est d’ailleurs le B.A.BA des lycéens de première ES. Mais, s’il est vrai que les catastrophes, maladies et autres pollutions participent malencontreusement à ce qu’on appelle la croissance du PIB, n’omettons pas non plus les gaspillages d’argent publics, et les efforts minutieux entrepris par le législateur pour compliquer chaque jour la fiscalité par exemple (avec des nouvelles taxes usines à gaz, des nouvelles compensations) et les efforts tout aussi minutieux de toute une industrie qui fait son profit sur cette complication artificielle (avocats fiscalistes etc) : ces destructions de valeur et obstacles délibérément créés sont effectivement une aberration dans le calcul, en positif, de la croissance du PIB. Faut-il pour autant jeter cette dernière ? Par ailleurs, en plus des difficultés à capturer des concepts tels que le degré de bonheur ou de loisir, les indicateurs correspondant demeureront nécessairement chiffrés…
Ensuite, la « moyenne » est dangereuse selon le Président parce qu’elle efface les inégalités, les disparités. Certes. Personne ne cherche à le masquer. Mais d’une part il existe là aussi des statistiques plus fines et des mesures de l’inégalité. D’autre part, la réalité est effectivement que le développement économique dans un pays, une région, ou un territoire donné n’est pas du tout homogène. C’est une donnée peut-être regrettable, mais de par la nature de l’homme, de la géographie et de l’économie il faut faire avec. Et le meilleur moyen d’y faire face c’est encore la croissance du PIB qui dépend justement d’institutions appropriées dont la qualité est mesurée par des indicateurs omis par le président.
Religion du chiffre, religion du marché
Comme en septembre 2008, M. Sarkozy égrène le chapelet anti-marché, et reprend l’exemple de la crise. Pourtant depuis un an nombre d’analyses ont démontré les origines politiques de la crise immobilière américaine, que cela soit en matière de politique monétaire, de politique sociale d’accès au crédit (réduction de l’apport personnel par l’American Dream Downpayment Act, objectifs très risqués, en terme de refinancement hypothécaire pour les ménages peu fiables, du département de l’immobilier urbain fixés à Fannie Mae et Freddie Mac), ou même des politiques de restriction de l’espace à l’origine de la bulle immobilière. Pas de trace dans le discours du Président : le « marché » serait l’unique responsable. C’est évidemment pratique pour les hommes politiques qui veulent poser en sauveurs des marchés.
Les entrepreneurs ont dû d'ailleurs écouter avec intérêt la tirade sur le marché, dans lequel le Président croit, mais qui n’est selon lui pas porteur de sens, de responsabilité, de projet, ou de vision. Les Steve Jobs, Peugeot, et autres apprécieront - ou même des gens comme Norman Borlaug, père de la révolution verte décédé hier, dont la vision entrepreneuriale a sauvé de la famine des millions d’hommes. Comment ont-ils pu rendre leurs services au monde sans projet ou vision ? Mystère. Si le marché seul ne permet effectivement pas de bâtir une civilisation, il y contribue tout de même fortement, à côté des efforts bénévoles de la société civile pour rendre le monde meilleur - à supposer que le politique ne l’ait pas phagocytée. Enfin, c’est vrai : lorsque le politique retire la responsabilité, comme cela l’a été démontré dans la crise, les marchés ne fonctionnent pas, leur boussole est cassée.
Le retour de la France
On comprend le ton donné à la leçon de M. Sarkozy : la Sorbonne est devenue tout à coup le centre d’attention du monde et la France a ainsi montré le chemin, initié un débat mondial, forcé les organisations internationales à changer. En bref, la France rayonne à nouveau… Malheureusement, avec, au mieux, des banalités. Une vérité difficile s’impose : il n’y a pas de développement endogène et réel sans entreprises et sans production. D’ailleurs quand la croissance n’était pas là, tout le monde s’en plaignait. Maintenant qu’on la croit de retour, faudrait-il mordre la main qui nourrit ? C’est un peu facile. Enfin, un chiffre serait intéressant : combien a coûté au contribuable hexagonal le travail « révolutionnaire » de cette commission pour que le Président puisse avoir l’opportunité de faire une leçon à la Sorbonne, devant un parterre de Prix Nobel qui plus est. Mais malheureusement nous ne sommes plus dans la religion du chiffre…
Emmanuel Martin est analyste sur UnMondeLibre.org.