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Pensées avignonnaises – 1

Publié le 25 juillet 2009 par Belette

J’entame ces chroniques théâtrales sous le soleil d’Avignon, entre les terrasses bondées, les affiches et les cigales.

Le festival d’Avignon, c’est comme une bulle dans l’année, et dans l’été. Des centaines de personnes au même endroit pour la même chose ; un bon millier de spectacles qui s’étale sur un mois, des queues incroyables, des moments, des sourires… Mais Avignon, c’est aussi une industrie avide, des troupes amateurs qui font des kilomètres pour jouer dans une cave au loyer indécent, en espérant qu’un professionnel les remarquera… Le off, c’est séduisant, mais assez lugubre dès qu’on y regarde de près. Le in, c’est bien, mais souvent plus cher (sauf pour les étudiants!).

Moi, je suis venue pour Le Sang des Promesses, la trilogie de Wajdi Mouawad, artiste associé de cette édition du festival d’Avignon. 11 heures de spectacle m’attendent dans la cour d’honneur du Palais des Papes, de 20h à 8h du matin. Dès l’entrée dans ce lieu magique, que l’on dirait réservé à une petite catégorie d’élus tant sont nombreux les gens qui font la queue pour entrer, une certaine fébrilité se fait sentir. On se regarde, on se demande si on va avoir froid, si on va tenir jusqu’au bout sans cligner de l’oeil… Sur chaque siège, il y a une couverture, bleue ou marron, soigneusement pliée. A nos pieds, une rangée de micros. A 20 heures, une voix sortie de nulle part nous demande d’éteindre nos portables. Ça y est. Ca commence.

Une musique immense envahit la cour, tandis que tous les acteurs entrent à la suite les uns des autres et viennent se placer contre un mur, face à nous. Tout de suite, on est subjugués. Que vont-ils faire? Que va-t-il se passer? Pourquoi cela, surtout quand on connaît le début de la pièce? Sans doute pour nous faire entrer dans l’espace et le temps théâtraux. Le lieu s’y prête admirablement bien : on ne voit que le ciel, on est coupé du reste de la ville qui, bientôt, va s’endormir sans nous. Les acteurs, après nous avoir regardé droit dans les yeux, se mettent à s’agiter, comme pris de transe, puis se dirigent vers l’avant-scène, sauf un. Aussitôt, la peinture s’en mêle, et le sol, le mur, ainsi que les comédiens eux-mêmes de retrouvent entièrement blancs et rouges, sous nos regards ébahis et ravis. Il n’en reste plus qu’un sur la scène, enduit de peinture des pieds à la tête, c’est Wilfried (joué par l’étonnant Emmanuel Schwartz). Les premiers mots de Littoral nous sont dits.

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En seulement un quart d’heure, Wajdi Mouawad nous a fait passer par un panel d’émotions incroyablement vaste, de la stupéfaction à l’enchantement, en passant par l’admiration et la joie. La joie d’être ensemble, avec 2000 personnes, pendant 11 heures pour vivre une expérience esthétique incomparable. On ne ferme jamais les yeux, si ce n’est pour vérifier qu’on ne rêve pas. Il y a toujours quelque chose à saisir : une expression, un pas, une main tendue, une couleur, un signe, un son… Des musiciens donnent parfois la réplique aux acteurs, des rires et des cris se substituent aux mots,
différents espaces/temps sont créés en même temps sur le plateau avec une fluidité et une facilité déconcertantes. Le rêve côtoie le réel qui côtoie le rêve, à tel point qu’on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas… à condition d’admettre que quelque chose le soit, vrai. Les signes se multiplient et se démultiplient brillamment : un drap blanc devient une nappe qui devient un voile de mariée qui devient la mer… La peinture est énormément utilisée (rappelons-nous le spectacle Seuls, où Wajdi fnit dans un bain de peinture) pour figurer toutes sortes de choses et rajouter du contraste visuel (ainsi la mer, c’est le drap blanc posé par terre plus le coup de pinceau bleu). La narration, fil rouge de cette édition du festival, est conduite avec brio. On est tenu en haleine par la volonté de savoir la fin, et surtout de savoir comment va arriver la fin.

La force de Mouawad, c’est de nous tenir éveillés avec des thèmes universels qui nous touchent au plus profond de nous-mêmes : comment vivre le présent? comment aller à la rencontre du passé pour mieux vivre son présent? comment et pourquoi comprendre ses origines? Littoral, Incendies et Forêts contiennent les mêmes thèmes filés de manière croissante : au fur et à mesure qu’on s’approche de la fin, du petit matin, les personnages remontent de plus en plus dans leur arbre généalogique (lequel se complique sérieusement dans Forêts), et s’enfoncent un peu plus dans l’horreur du souvenir, mais aussi dans le souvenir de l’horreur… L’histoire de l’homme s’inscrit passionnément dans l’Histoire de l’Homme, que ce soit par l’adhésion (personnage du bourreau dans Incendies) ou le refus (utopie zoologique, Résistance). Tous ces actes sont rarement récompensés par une “happy end”, et pourtant, on ne sort pas de là triste ou abattu, bien au contraire. Ce que chante Mouawad, c’est la force du lien, de la promesse, de la transmission. “Apprends” scande la grand-mère de Nawal à sa petite fille, “apprends” pour échapper à l’oppression et à la barbarie (Incendies). Le Sang des promesses nous livre une parole prophétique, la nôtre.

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Il est bientôt 4h du matin, et la dernière pièce va commencer. Des jeunes filles circulent munies de petites caméras pour interroger les spectateurs, entre deux baîllements, pour Paris Première, paraît-il. C’est drôle, on est comme dans un rêve total, on ne sait plus vraiment ce qu’on fait, on a oublié le temps, on ne pense pas au lendemain… Forêts dure quatre heures. Comment tenir?! Mais non, rien, aucun signe de fatigue, et quand arrive l’entracte, je lève les yeux : le jour se lève. Quelques personnes sont parties en cours de route, d’autres s’affaissent légèrement, mais quand est prononcé le dernier mot du dernier monologue, après un long silence, 2000 personnes se lèvent en même temps, hurlent des “bravos”, tambourinent du pied, et tapent dans leurs mains à se les arracher. Les deux troupes (française et québécoise) du metteur en scène saluent, bientôt rejointes par l’équipe technique et tout le personnel d’accueil. Une cinquantaine de personnes envahissent la scène, et Mouawad est pris d’un fou rire incontrôlable. Soi-même, on ne sait plus si on pleure ou si on rit. Les deux à la fois sans doute.


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