Ce roman du Japon contemporain se lit d’une traite. Il est organisé comme un feuilleton avec montée progressive de l’étrange, inquiétantes interrogations du personnage avec lequel le lecteur s’identifie. Les piments du sexe et du crime sont savamment dosés, ils arrivent lorsqu’il le faut pour relancer l’attention. La vocation de ce Murakami (Ryû qu’il ne faut pas confondre avec Haruki) est de « traduire les cris et chuchotements de ceux qui suffoquent, privés de mots ». Or le Japon de Tokyo, à la fin du XXe siècle, semble particulièrement atteint d’anomie et de mutisme. Les convenances japonaises agissent comme il se doit, mais sont désormais privées de sens. Pourquoi faut-il que les lycéennes se vendent alors qu’elles n’en ont pas matériellement besoin ? pourquoi faut-il que les salarymen se tuent encore au travail alors que le pays est devenu développé ? pourquoi les endroits de plaisirs, tradition japonaise, sont-ils devenus ces lieux de vide sidéral où le plaisir a disparu et où l’argent est roi ?
Kenji a vingt ans et ni les capacités ni la volonté d’entreprendre des études ultra-compétitives (et chères). Il se débrouille au noir comme guide traducteur pour touristes américains à Tokyo. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Franck l’Américain, un curieux bonhomme froid, impérieux et sans problèmes d’argent. Le personnage en vient peu à peu à l’inquiéter, dans une montée délicieuse comme un destin. Il est impossible de dire la suite sans déflorer le meilleur.
Le lecteur fera connaissance avec le revers du Japon contemporain, plongeant avec les personnages dans les bas-fonds du sexe hétéro, des bars lingerie (où l’on mate mais ne touche pas) aux peep-shows (où l’on peut prendre en supplément l’extra-spécial) et aux bars à putes (où les professionnelles se distinguent difficilement des occasionnelles). Il apprendra qu’au bord même du quartier des affaires subsistent des quartiers anciens, figés dans l’immémorial. Que l’on peut s’entraîner au baseball en pleine nuit dans la ville, dans les batting centers. Kenji est « mignon » au sens japonais du terme, qui n’a rien de sexuel, c’est-à-dire gentil et faible. Il est le Japonais formaté par la modernité commerçante qui menace d’effondrement la société, « sans rapport aucun avec la religion, la pensée, la philosophie ou l’histoire de notre pays » p.276. On ne transmet rien sans la volonté de transmettre, or les Japonais selon Murakami n’ont plus de volonté, ils se laissent mener par le groupe, en toute innocence mais sans pitié. Tout ce qui sort des normes est inouï et ils ne savent comment y réagir. Tout le contraire de Franck, issu de pionniers et d’un pays farouchement volontaire.
Quant au titre énigmatique, ‘la soupe de miso’, il fait référence à cette spécialité japonaise du mélange mou : mélangez le miso avec le mirin et versez dans le dashi. Le miso est cette pâte de haricot fermentée de consistances et de couleurs multiples. Le mirin est un vin de riz sucré sans autre qualité. Le dashi est un bouillon préparé avec ce qu’on veut. Quoi d’étonnant à ce que, dans cette mixture symbole du Japon contemporain – où rien de ferme n’émerge – l’Américain Franck se voit comme « ces petits bouts de légumes qui surnagent » ? (p.272) N’y a-t-il pas là une clé à destination de la démission historique japonaise ?
Ryû Murakami, Miso soup, 1997, traduit du japonais par Corinne Atlan, Piquier poche 2003, 277 pages, 6.60€.
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