> « Dieu ! Je ne suis ni mort, ni vivant, mais j’ai la tête lourde d’un homme qui a été frappé par derrière. Je suis affalé derrière les montagnes, l’oreille contre les murs de la création, à vous entendre gratter la terre que je vous ai laissée et
transporter les grains de blé comme des fourmis vers les cachettes. Je n’arrive pas à mourir, pas même à dormir et jamais à fermer les yeux sur mon propre portrait que me dessinent les nuages, ou les étoiles la nuit ou même le vol des oiseaux qui vous reviennent certaines saisons déréglées.
Je me vois partout reflété et répété à l’infini par la géométrie des hasards de la nature. Cela fait des décennies que je suis devenu infini, comme du vent, pas comme un Dieu. Je me perds souvent à vouloir trancher des limites entre mon
reflet que je copie la création pour me parler d’autres hôtes plus profonds et ma propre image qui a perdu les raisons
d’avoir une frontière. Je suis une légende qui parle. Vous êtes tous mes enfants et tous vous avez mangé à ma chair, bu à mon sang, volé ma chamelle et dispersé mes femmes. Lorsque les vents de l’Est vous soufflent vos bougies d’âme et que vous vous retrouvez seuls, chacun devant l’oeil de sa culpabilité et le couteau de son crime, c’est l’odeur de mon cadavre gigantesque qui vous revient sous les narines, sans que vous n’en connaissiez la source exacte et la puanteur identifiée.
Iln’est pire puanteur que celle de la mort d’un demi-Dieu ou d’un surhomme trahi par un caillou de chemin ou une
bande de chacals. L’odeur met des sièclesn à disparaître et attire presque tous les charognards sur le pays qui a osé tuer son propre géniteur. De derrière les montagnes qui vous cachent ma tombe ouverte, je vous entends parfois chanter des hymnes et raconter des histoires autres que celles que je vous ai laissées en héritage.
Chiens bâtards que vous êtes sans mon propre nom au-dessus de vos fourrures ! Vous souvenez-vous des jours anciens où vous vous promeniez dans la création à quatre pattes, avant que je ne vienne vous enseigner à cuire la chair animale avant de la manger ? Bien sûr que non, aujourd’hui vous êtes des hommes libres. Vous avez un drapeau, vous vendez du pétrole, vous avez votre collection de martyrs et de héros, des enfants au bout des doigts et une belle histoire nationale qui me donne un coup de pied alors que je lui ai donné naissance.
Est-ce que je le regrette ? Un peu : Tous les dieux se mordent les doigts après la confection de leur cosmos, c’est connu. Le septième jour n’est pas celui du Repos de Dieu mais celui du remord ou, au moins, de l’interrogation. Lorsque je suis venu au monde, le monde n’existait même pas : je m’en souviens comme d’un terrain vague, une steppe d’alfa où vos arrières grands-parents promenaient des brebis en attendant le crépuscule pour rentrer dans leurs huttes et réenfourcher leurs femmes. J’ai tout de suite senti ma grandeur à la petitesse de ce peuple. Aujourd’hui, je ne me souviens pas de tous les détails, mais je sais que ce fut laborieux : cela m’a pris sixdécennies et pas six jours pour vous fabriquer un cosmos de dignité…To be continued
Par Kamel Daoud
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