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Condottieres et mercenaires au Moyen-Age

Publié le 23 septembre 2009 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Les armées médiévales étaient fondées sur la vassalité féodale, sur le recrutement de milices populaires, puis sur l'emploi croissant de mercenaires. A la fin du XVe siècle, au point de vue militaire, la vassalité avait cessé de fonctionner ; le recrutement populaire, s'il ne s'éteignit pas tout à fait, devint militairement inefficace. Il ne resta donc que les armées de mercenaires, qui allaient dominer le théâtre militaire jusqu'au XVIIe siècle. La couronne d'Angleterre y avait recouru pendant la guerre de Cent Ans, et, au fur et à mesure que ce conflit avait pris de l'extension, le nombre des mercenaires n'avait cessé d'augmenter.

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Mais en Italie, c'est depuis le mir siècle que le mercenariat allait toujours croissant. La ligue lombarde et la papauté avaient fini par venir à bout des prétentions des Hohenstaufen, qui voulaient conquérir l'Italie. Une fois les Hohenstaufen vaincus et leur menace éliminée, les villes d'Italie commencèrent à entrer en conflit les unes avec les autres. Il s'ensuivit deux siècles de guerres entre Venise, Gênes et Milan, et ces luttes fratricides ne prirent fin que lorsqu'une puissance étrangère entra dans le jeu : l'empereur Charles Quint et la lignée espagnole des Habsbourg étendirent leur domination sur la péninsule italienne. Au début, ces guerres internes étaient menées au moyen de forces levées par chaque ville parmi sa population, mais, par la suite, cette lutte perpétuelle épuisa à tel point les citoyens de ces petits États que ceux-ci furent forcés de recourir à des mercenaires. Les villes italiennes n'étaient pas seulement en guerre les unes avec les autres ; elles subissaient aussi d'interminables querelles intestines, car, après le passage des Hohenstaufen, les partisans de la cause impériale, les Gibelins, se trouvèrent en opposition avec leurs adversaires, les Guelfes, quant au gouvernement des villes ; et, quand cette vieille querelle finit par passer à l'arrière-plan, ce furent les rivalités entre les grandes familles dirigeantes qui prirent le relais. A ce moment, celles-ci en arrivèrent à s'en remettre à tel point aux mercenaires pour la défense de leur cause que ces groupes de soldats de fortune finirent par s'émanciper des pouvoirs politiques qui les avaient appelés. Contrairement aux mercenaires du nord des Alpes, ceux d'Italie se rassemblèrent en corporations qui élisaient leurs chefs, ou ils se rangèrent sous les ordres de leur chef, le condottiere, et se mirent à agir en tant que pouvoir indépendant.


Au XIVe siècle, on trouve les noms de beaucoup de condottieres sortis de familles fameuses ; quelques autres étaient en train de se faire connaître, et leurs noms allaient devenir éminents : les Visconti à Milan, les Mastino Della Scala à Vérone, les Médicis à Florence, les Sforza à Milan, les Gonzague à Mantoue ; il en allait de même de certains aventuriers étrangers, tel le chevalier souabe Werner von Urslingen, qui se faisait appeler duc parce qu'il prétendait que ses ancêtres avaient été ducs de Spolète du temps des Hohenstaufen. Il avait été engagé par la ville de Pise lorsque celle-ci se trouvait en guerre avec Florence ; la paix enfin conclue entre les deux cités, le conseil patricien de Pise estima qu'il serait dangereux de congédier brusquement les troupes de Werner von Urslingen. Ils lui versèrent donc un gros dédommagement en argent et lui demandèrent d'aller s'installer avec ses forces sur le territoire de l'ancien adversaire pour y trouver sa subsistance. Les mercenaires virent sans doute certains avantages à cette proposition, car ils l'acceptèrent, et ils décidèrent en outre de rester unis en tant qu'armée et de s'organiser en conséquence, avec des officiers, des caporaux et un commandant suprême qui était, évidemment, Werner von Urslingen. En septembre 1342, ils se baptisèrent « la gran' compagna » et, à partir de ce moment-là, ils allèrent de province en province, extorquant de l'argent et des vivres aux uns et aux autres, pillant le pays, mettant à sac les cités qui tardaient à payer tribut. Ils s'emparaient des habitants et les soumettaient à la torture pour leur faire avouer où étaient cachés leurs trésors. Il était vain d'en appeler aux bons sentiments de Werner von Urslingen, qui se faisait nommer « l'ennemi du Seigneur, de la compassion et de la miséricorde ». Le butin était remis entre les mains du commandant, qui le distribuait ensuite entre ses hommes selon certaines proportions. Quand cette sinistre « compagnâ » se dispersa enfin, chacun de ses membres avait acquis une richesse considérable.

C'était la volonté de se maintenir à la tête de telle ou telle ville qui incitait les grandes familles italiennes à recourir à un condottiere ou à placer un de leurs membres à la tête d'une armée de mercenaires. Dans la plupart des cas, cela équivalait à instituer une dictature. Les Visconti et les Scala avaient engagé ainsi de grosses armées de mercenaires, auxquels ils pouvaient se fier tant que la fortune favoriserait leur famille. Mais chaque ville était le théâtre d'intrigues multiples et entrecroisées, que Schiller devait décrire plusieurs siècles plus tard dans son drame la Conjuration de Fiesque ; la loyauté était alors une marchandise de peu de poids. Souvent, les condottieres se mêlaient eux-mêmes aux conspirations. Les quelques hommes - comme Sir John Hawkwood et Bartolomeo Colleoni - que leurs employeurs considéraient comme parfaitement loyaux étaient très rares. De toute façon, une fois déchargés de leurs obligations et parvenus au terme de leur contrat, condottieres et mercenaires ne voyaient aucune raison de ne pas s'engager chez leurs anciens adversaires.

Les armées de condottieres en Italie présentaient toutefois un avantage majeur sur les mercenaires d'Europe centrale : ils demeuraient en tout temps une force vivante et ne se dispersaient pas dans toutes les directions une fois leur contrat terminé. De ce fait, ils acquéraient une formation militaire «  professionnelle » que d'autres mercenaires n'avaient pas. Et, de toute évidence, ils étaient également supérieurs aux milices que les villes italiennes levaient parmi leur population, pratique qui ne fut jamais abolie mais déclina en raison de son inefficacité. Pour une ville-État en expansion territoriale, il était indispensable de  disposer d'une vaste armée, bien plus importante que celle que des cités comme Venise ou Gênes pouvaient rassembler par recrutement dans leur population. Outre que ces villes n'auraient pas pu former une milice dont l'effectif fût suffisant, leur population n'avait pas la formation militaire adéquate. Ennemies de tout temps, Venise et Gênes étaient en rivalité pour la maîtrise des routes commerciales de la Méditerranée ; aussi leur conflit avait-il été, au début, essentiellement maritime. Ce furent les Vénitiens qui l'emportèrent et devinrent les maîtres du commerce méditerranéen, mais cela ne leur suffit pas, et ils entreprirent alors une politique d'expansion territoriale en direction de leurs voisins : la marche de Trévise, le patriarcat d'Aquilée, ceux de Padoue, de Vérone et même de Milan. Quelle que fût leur expérience de la guerre maritime, ils n'en avaient guère sur le terrain, aussi engagèrent-ils des armées de condottieres et réussirent-ils ainsi dans l'entreprise la plus improbable : la conquête et le maintien d'un empire terrestre, conquis par des armées étrangères que commandaient des généraux étrangers ! En plus d'une circonstance, il est vrai, l'un ou l'autre des condottieres tenta de faire prévaloir sa propre initiative politique au détriment de son employeur. Mais Venise était capable de prendre des mesures rapides et énergiques pour couper court à de telles tentatives ; elle avait placé des espions auprès des condottieres, de manière à être toujours bien informée, et quand Francesco Carmagnola, l'un des plus grands condottieres de son époque, fut soupçonné de trahison, on le fit venir à Venise sous un prétexte quelconque et il fut immédiatement exécuté (cela se passait en 1432). Les Vénitiens avaient du reste la réputation d'en user avec leurs propres ressortissants, si importants fussent-ils, de la même façon qu'avec les étrangers ; ils n'hésitèrent pas, à l'occasion, à décapiter un de leurs doges.

Les plus grands adversaires de Venise, sur la terre ferme, furent les Visconti et les Sforza de Milan ; les uns et les uns et les autres recouraient à des armées de mercenaires qu'ils dirigeaient eux-mêmes, et leur habileté était aussi grande celle des Vénitiens. C'est ainsi qu'ils réussirent à déjouer les tentatives que fit Venise pour s'emparer de la Lombardie. Ce fut l'invasion de l'Italie par Charles VIII de France, en 1494, qui mit un terme à la lutte entre Venise et Milan : les États pontificaux, soutenus par Ferdinand et Isabelle d'Espagne, forcèrent les deux villes à conclure une alliance entre elles et avec eux, et tous ensemble ils entrèrent en guerre contre l'envahisseur français.

Entre-temps, les condottieres avaient déjà subi une importante transformation. Ils ne voulaient plus se battre pour un employeur et commençaient à travailler pour eux-mêmes. Le précurseur de cette nouvelle méthode fut le templier Roger de Flor, un renégat de l'ordre, que Frédéric d'Aragon avait engagé en 1302 lors de son conflit avec Charles II pour la maîtrise de la Sicile, puis congédié une fois l'affaire résolue.

Roger de Flor persuada alors les 18 000 mercenaires allemands, français, italiens et catalans qui se trouvaient momentanément en chômage de rester unis et de s'embarquer dans une expédition au Levant pour chasser les Turcs qui se trouvaient alors sous les murs de Constantinople. L'objectif ne fut jamais atteint, et l'expédition dégénéra en une sauvage entreprise de pillage des États chrétiens du Proche-Orient. Roger de Flor fut assassiné et ses hommes s'emparèrent du duché franc d'Athènes, où ils placèrent un duc choisi parmi eux. Il se peut que ce soit cet exemple qui ait inspiré Werner von Urslingen, dont nous avons déjà parlé, mais, contrairement à Roger de Flor, Urslingen put regagner sans encombre sa Souabe natale et y vivre tranquillement jusqu'à sa mort en 1354.

Urslingen eut un émule, Gauthier de Montréal, que les Italiens surnommèrent Fra Moriale. C'était un chevalier de l'ordre de Saint-Jean qui avait été expulsé de cette communauté, et on peut le considérer comme l'archétype du franc- tireur qui accorde son soutien à qui lui plaît, rompt n'importe quel contrat à sa convenance et refuse de se tenir lié par quelque accord que ce soit. Sur les fondations qu'avait édifiées Werner von Urslingen, Fra Moriale mit au point une structure administrative qui, pour l'époque et dans le cadre du mercenariat, était assez élaborée. Il commandait une armée assistée d'un conseil (dont il était, bien entendu, le chef), de secrétaires et de comptables, et pourvue d'un système judiciaire comportant des juges de camp, un grand prévôt et un gibet. En 1353, il fit un grand tour de l'Italie centrale, au cours duquel il extorqua 50.000 florins à Rimini, 16.000 à Sienne, 25.000 à Florence et 16.000 à Pise. Avec de telles sommes, il était en mesure de maintenir une armée de 8.000 hommes payés régulièrement. Après quoi, un an plus tard, il loua ses services à la ligue constituée contre Milan par les villes de Padoue, de Ferrare et de Mantoue. La richesse de Fra Moriale est encore attestée par le fait qu'il avait prêté une forte somme au sénateur romain Cola Di Rienzo. Avant de se rendre en Lombardie, Fra Moriale fit donc un détour par Rome pour récupérer le montant de son prêt ; mais les intérêts que lui paya Cola Di Rienzo furent d'un genre particulier : il le fit arrêter et décapiter.

L'Italie connut un nouvel afflux de mercenaires après le traité de Brétigny entre Édouard III d'Angleterre et Jean II de France. On vit alors le plus grand nombre de soldats en chômage que l'Europe eût jamais connu. Beaucoup d'entre eux demeurèrent en unités compactes et ratissèrent le midi de la France, puis ils gagnèrent l'Espagne et l'Italie. Celle-ci s'en trouva littéralement investie, mais ils lui apportèrent aussi de nouvelles tactiques militaires. Les hommes en question avaient appris la leçon de Crécy et ils entendaient l'appliquer à l'Europe méridionale.

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L'armée de Fra Moriale comportait 6.000 cavaliers et 2.000 fantassins armés d'arbalètes, et sa tactique était encore celle des guerres médiévales, au cours desquelles l'action des hommes à pied était subordonnée à celle des hommes à cheval. Mais en peu d'années cette conception allait se modifier du tout au tout, en grande partie grâce à Sir John Hawkwood. Cet Anglais arriva en Italie en 1361 et, après avoir servi dans la a Compagnie blanche », il en devint le chef. Cette compagnie était surtout composée de mercenaires anglais licenciés ; elle comprenait 2.500 cavaliers pour 2.000 fantassins, et la proportion allait continuer à évoluer en faveur de l'infanterie. En 1387, on retrouve Hawkwood condottière au service du seigneur de Padoue, Francesco de Carrare, qui était en guerre à la fois contre les Véronais et contre les Vénitiens. Hawkwood réussit à établir un blocus de deux mois sur les routes menant à Vérone, mais il fut obligé de lever ce blocus parce qu'il se trouvait lui-même à court de vivres et coupé de sa ligne de ravitaillement padouane. Tandis qu'il essayait de se frayer un chemin jusqu'à Castelbaldo, où il savait que des provisions étaient emmagasinées, il fut poursuivi de près par les Véronais et dut livrer bataille à Castagnaro avant d'avoir atteint son but. Heureusement pour lui, il se trouvait dans une bonne position tactique, avec ses ailes protégées d'un côté par un canal et de l'autre par des marais. Sa ligne de bataille principale consistait en chevaliers auxquels il avait fait mettre pied à terre au centre et en archers placés le long du canal ; en arrière du front, il conservait une réserve de cavalerie. Les deux adversaires en présence possédaient quelques pièces d'artillerie, mais elles ne furent pas utilisées, sans doute en son du sol marécageux qui ne pouvait supporter leur poids. Hawkwood laissa les Véronais attaquer. La première lie fut dirigée contre le flanc de l'armée de Hawkwood qui était rangé le long du canal, c'est-à-dire contre ses archers : cette attaque fut repoussée, ainsi que plusieurs autres plus violentes qui contraignirent les forces de Hawkwood à céder un peu de terrain. A ce moment-là, toutes les troupes véronaises se trouvèrent engagées, alors que Hawkwood avait encore des réserves. Ses archers à cheval traversèrent le canal, puis le retraversèrent plus loin pour attaquer les Véronais sur leur flanc découvert. Les Véronais repoussèrent l'attaque, mais, quand celle-ci fut complétée par un assaut de front, donné par les forces de Hawkwood déjà gagées au centre, l'armée véronaise fut mise en déroute. Cette victoire de Hawkwood eut une grande importance du point de vue tactique, car, au cours du combat, tous ses cavaliers avaient fini par mettre pied à terre.

On ne peut pourtant pas dire que cette modification de la tactique militaire en faveur de l'infanterie ait été durable parmi les condottieres. Pour que l'infanterie soit efficace, il faut qu'elle opère en grand nombre, ce qui était rarement le cas chez les mercenaires italiens. En outre, les condottieres et leurs troupes restaient, du point de vue tactique, les produits de la tradition militaire de l'époque féodale. D'autre part, leur nationalité avait tendance à changer : au XIVe siècle, ils avaient été principalement allemands ou anglais, mais, au XVe, on vit surtout, en Italie, des condottieres et des mercenaires français. Et, même si ceux-ci n'ignoraient pas les leçons de Crécy et d'Azincourt, elles Ieur paraissaient s'appliquer spécifiquement à un conflit entre Anglais et Français et peu valables sur un autre terrain. Pas plus que les Italiens, ils ne comprirent que la Lombardie et la Vénétie méridionale, terres marécageuses, prêtaient très mal aux évolutions de la cavalerie.

Autre facteur que nous avons déjà relevé, la guerre devenait de plus en plus coûteuse : aussi le bon condottiere devait il ménager ses hommes et éviter autant que possible les pertes trop lourdes, car il y avait une limite à ce que les villes pouvaient payer. C'est pourquoi l'on recourut de plus en plus à une stratégie d'usure : on préférait les manœuvres et contre-manœuvres aux rencontres face à face. Ce qui intéressait le mercenaire, c'était de rester sur le terrain aussi longtemps que possible afin d'être payé plus longtemps : de ce fait, chaque soldat avait intérêt à faire traîner les choses en longueur. Contrairement aux Suisses, les mercenaires français n'avaient pas de foyer qu'ils tinssent à regagner après fortune faite.

Ainsi, les campagnes des condottieres évoluèrent dans le sens d'un jeu tactique extrêmement sophistiqué, qui ne connaissait son terme que lorsqu'une innovation technique apparaissait sur le champ de bataille. Par exemple, en 1429, les Bolognais lancèrent contre les chevaliers vénitiens tout un corps d'hommes armés de pistolets, dont les balles percèrent sans difficulté les plates des armures et les cottes de mailles : quantité de Vénitiens furent tués. Cependant, ce furent les Vénitiens qui remportèrent la victoire finale... et exécutèrent tous les prisonniers bolognais qu'ils avaient capturés « pour d'être servis d'une arme aussi lâche ! » Cet épisode illustre en tout cas un fait : c'est qu'en Italie également la guerre médiévale était en train de prendre fin.

Ce n'était pas le cas de l'institution mercenaire en tant que telle : elle se portait encore fort bien et allait occuper longtemps le champ de bataille. Pendant la guerre de Cent Ans, le mercenariat avait été une plaie pour la France, où les mercenaires avaient rançonné, brûlé et pillé des villes et des provinces entières. Après le traité de Brétigny, on commença à se demander sérieusement comment on pourrait s'en débarrasser. Le pape Urbain V, qui se trouvait alors en exil à Avignon et se sentait lui-même menacé par ces bandes de mercenaires en maraude, proposa sérieusement de les rassembler pour une nouvelle croisade en Terre sainte, destinée à protéger les chrétiens contre les infidèles. Aucun chroniqueur ne nous a rapporté les réactions des mercenaires à cette pieuse proposition, mais elles sont faciles à imaginer.

On tenta aussi de les attirer ailleurs : les mercenaires qui se trouvaient dans certaines provinces de l'Empire germanique ou en Alsace et en Lorraine furent, dans certains cas, dirigés vers la Suisse ou vers l'Espagne. Les ravage exercés par ces brigands diminuèrent un peu une fois que la guerre eut repris entre la France et l'Angleterre et qu'ils furent à nouveau enrôlés, mais il y eut regain de déprédations lorsque la guerre de Cent Ans s'acheva pour de bon : à ce moment, les provinces occidentales d'Allemagne connurent des incursions dévastatrices.

Ce fut le roi de France Charles VII qui émit la première suggestion vraiment pratique pour résoudre le problème. Après ses victoires sur les Anglais, il rassembla les états généraux à Orléans en 1439 et proposa la création d'une armée permanente. L'assemblée accorda des crédits pour une armée de quinze compagnies de 600 hommes à pied et de 9.000 cavaliers chacune ; les premières sommes furent avancées par Jacques Cœur, homme de confiance du roi; personnage fortuné et patriote sincère. En même temps, les états généraux interdirent aux seigneurs féodaux d'entretenir leur propre armée ; on ne leur permettait plus que d'avoir une petite garnison pour garder leur château. Seul le roi avait le droit de disposer de troupes, de nommer des officiers et de lever des impôts pour les entretenir. De plus, les capitaines des compagnies étaient entièrement responsables de la conduite de leurs hommes. Il leur était ordonné de poursuivre les bandes d'individus armés, de les capturer et de les traduire devant les tribunaux.

Bien entendu, ces décisions se heurtèrent à l'opposition immédiate des seigneurs féodaux, qui voyaient leur pouvoir s'effriter tandis que la puissance se concentrait dans les mains du roi. Mais, après les états généraux d'Orléans, les suzerains des provinces allèrent de l'avant et prirent l'initiative de recruter les troupes de mercenaires sur lesquelles ils pensaient pouvoir compter ; ils les chargèrent d'expulser de France les autres mercenaires et d'obliger les seigneurs féodaux à céder. Cependant, certains mercenaires n'étaient pas prêts à abandonner leurs privilèges, et Charles VII dut monter une campagne contre eux. Cette campagne s'acheva par la victoire du roi : plusieurs capitaines d'industrie furent exécutés, tandis qu'on accordait la vie sauve à leurs hommes à condition qu'ils rentrassent chez eux pour s'y s'adonner à des occupations civiles.

La première ordonnance relative à l'armée permanente date de 1445, soit six ans après les états généraux d'Orléans. Cette ordonnance comporte des dispositions relatives à un système permanent d'imposition : c'est la première fois qu'un tel système apparaît, car les taxes à prélèvement régulier étaient inconnues au Moyen Age, période durant laquelle chaque impôt n'était levé que pour un but spécifique ou un besoin particulier ; une fois ce but atteint, la taxe en question était supprimée et remplacée par une autre. Bien entendu, tous les suzerains médiévaux avaient essayé contrevenir à ce principe par le biais de droits d'écuage ou de commutation, qui équivalaient à des impôts réguliers pouvant leur permettre de lever leurs propres troupes ; malgré cela, leurs ressources étaient demeurées limitées et sans commune mesure avec le revenu que le roi allait tirer d'un impôt permanent. La formation des compagnies françaises « d'ordonnance », fondées sur une législation fiscale ferme et précise spécifiée par un acte royal, représenta une étape décisive dans l'histoire des forces militaires. Assurant aux soldats réguliers de l'État une paie permanente, cette innovation allait servir de base à quantité de développements futurs.

En fait, le noyau de cet appareil administratif existait puis l'époque de Saint Louis au XIIIe siècle. Pour administrer ses troupes mercenaires, ce roi avait nommé un connétable, responsable des affaires de la guerre et ayant sous ses ordres des maréchaux, un grand maître pour l'infanterie et un payeur général. Pour organiser son armée, Charles VII adapta la structure des armées mercenaires. L'armée féodale avait été divisée en « bannières » : sous la bannière de chaque seigneur se trouvaient tous les hommes et toutes les armes qui dépendaient de lui, et la dimension ces corps variait énormément selon l'intérêt et les moyens du seigneur en cause. Une fois que les mercenaires eurent fait leur apparition, la bannière avait laissé la place au corps de mercenaires, dirigé par un capitaine. Ainsi ceux d'Édouard Ier, en Angleterre, étaient groupés par centaines, et chaque centaine avait son chef, le centenier. Au XIIIe siècle, lorsque l'unité ne fut plus de cent mais de mille hommes, on baptisa son chef « millenier ».

Ce fut avec une certaine lenteur que se développèrent la forme et la structure des compagnies de Charles VII. A cet égard, une des stipulations de la première phase est significative : il était souhaitable que le capitaine de chaque compagnie eût une certaine surface financière. Responsable de la conduite de ses hommes, il était indispensable qu'il fût en état de payer une amende en cas de faute. D'autre part, bien que ce ne fût peut-être pas intentionnel, cela assurait à la longue que les capitaineries (et, plus tard, toutes les charges d'officiers qui furent créées) reviendraient à des hommes appartenant aux plus hautes couches sociales.

Nous ne détenons aucun chiffre digne de foi quant à l'effectif des compagnies, et il est probable que, comme ailleurs, celui-ci dépendait des circonstances. Ce qui importe plus que les effectifs, en somme, c'est, comme on l'a déjà dit, le fait même qu'il existât désormais une force militaire permanente, directement subordonnée à son capitaine et, par son truchement, au roi, dont les soldats seraient formés ensemble et se battraient ensemble : à la longue, cette force représenterait la combinaison de l'expérience militaire non pas des individus mais de l'unité et, en dernière analyse, de l'armée considérée comme un tout.

Il serait toutefois erroné de s'imaginer que cette innovation résolvait comme par miracle tous les problèmes. L'armée permanente était trop restreinte pour suffire aux besoins du royaume, de sorte que le roi devait encore s'en remettre à ses vassaux pour le recrutement de soldats supplémentaires ; mais il spécifia bien que ces hommes seraient répartis en compagnies analogues à celles de l'armée et payés comme les membres de celle-ci. D'autres changements allaient encore succéder à celui-là. Au XIVe siècle, le roi Charles V avait déjà promulgué un ordre aux termes duquel toute la population masculine du pays devait s'exercer à l'arc ou à l'arbalète. Mais la noblesse, redoutant de voir se dresser devant elle une paysannerie armée et entraînée, avait obtenu que l'ordonnance de Charles V fût abrogée. Charles VII reprit le projet de son grand-père en le modifiant et décréta qu'un foyer sur cinquante devrait former un homme apte au service et capable de tirer à l'arc ; les hommes qui auraient reçu cet entraînement se réuniraient tous les jours de fête pour s'exercer ensemble, et ils prêteraient serment d'obéir à l'appel du roi en cas de nécessité.

Comme les forces permanentes, cette réserve était divisée en compagnies ; en temps de guerre, ces hommes recevaient une paie régulière, et en temps de paix on les exemptait de certains impôts.

En principe, le décret de Charles VII était fort sage, mais il n'eut pas les résultats pratiques que le roi en avait escomptés ; si bien entraînés qu'ils fussent au tir à l'arc, ces hommes de réserve n'avaient ni l'expérience ni la fougue nécessaires pour la bataille. Aussi Louis XI, fils de Charles VII, décida-t-il de dissoudre ces compagnies, qui passaient pour ne savoir tuer que des poulets. En revanche, les compagnies supplémentaires recrutées par les seigneurs féodaux subsistèrent, mais il fallut également les adapter aux nouvelles structures, en dépit de quoi, toutes les milices populaires recrutées de cette manière s'avérèrent toujours incapables de ponctualité, déficientes du point de vue de la formation militaire, en France aussi bien qu'ailleurs.

Charles VII fut encore l'auteur d'autres innovations. Il stipula que chaque compagnie aurait sa bannière, tandis que les sous-unités ne porteraient que des flammes ; chaque bannière devait être de couleur différente afin d'être facile à distinguer sur le champ de bataille, mais les flammes porteraient seulement des chiffres de la même couleur que la bannière de leur compagnie. En outre, au lieu de mêler les armes comme on le faisait dans l'armée médiévale, Charles VII divisa son armée en branches selon les armes utilisées et formula un certain nombre de règles sur la manière dont celles-ci devraient agir conjointement en cas de bataille. Ces règles, extrêmement modernes pour l'époque, émanaient d'un cerveau doté d'une grande intelligence militaire ; mais elles relevaient plus de la vision prophétique que d'une réflexion pratique.

Il n'en reste pas moins que la manière dont Charles VII décida de répartir son armée en armes séparées constitua un précédent dont les répercussions ont duré jusqu'à nos jours. Et c'est ce principe qui fut repris par une force militaire nouvelle, entrée en jeu à ce moment-là : les lansquenets.


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