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Une nouvelle : La cinquantaine au café

Publié le 24 septembre 2009 par Paristoujoursparis

Le matin, quand il se regardait dans la glace de la salle de bains, il bombait le torse, essayant désespérément de mettre en valeur ses pectoraux. Puis il écartait ses lèvres pour contrôler l’état de ses dents. Mais il aurait mieux fait de s’abstenir. L’éclat métallique de se ses prothèses dentaires lui rappelait qu’il n’avait plus la totalité de ses quenottes… Ses cheveux rares et ébouriffés et ces tempes grisonnantes, bon… Il en avait pris l’habitude, mais il regrettait tout de même l’abondance de la toison de ses vingt ans… Vingt ans ! Voilà trente ans qu’il avait cet âge, béni des insouciants et chantés par les poètes… Il se souvenait de ce jour comme s’il s’agissait de la journée précédente : le travail écoeurant en usine, un avenir qui semblait bien incertain et une jolie fille douce et parfumée qui lui refusait ses faveurs… Brune aux yeux clairs, elle totalisait dix huit printemps et était magnifiquement désirable… Lui, quand il avait le bonheur de boire un verre avec elle, la mangeait du regard. Tout était charmant chez cette fille, des pieds à la tête, et l’échancrure de son pull laissait apercevoir la fente d’une poitrine ferme et rebondie, prometteuse de baisers chauds et salés… Mais ce qui passionnait ce garçon, hantait ses mornes journées d’ouvrier et troublait son sommeil, c’était ce regard, si bleu… ou vert ? Cette couleur indéfinissable dans laquelle il plongeait avec délices ou s’envolait parfois, car ces yeux, changeant avec le temps, pouvaient épouser parfaitement les couleurs du ciel.

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Ces matins-là, à Paris, boulevard Saint Germain, le café pris en tête à tête avait un goût subtil et le badinage qui constituait l’essentiel de notre conversation n’avait pas beaucoup d’importance. J’essayais de briller mais je n’y parvenais pas vraiment… Elle, était une étudiante, une intello qui m’impressionnait avec un savoir qui devait être pourtant bien superficiel… Je n’avais pas grand chose à rétorquer mais je m’en moquais éperdument. Seule comptait la présence de cette fille, de cette femme, de ce corps que j’aurais tant aimé serrer contre moi, embrasser, lécher , couvrir de mille caresses.
Comme si c’était hier, je la revois venant au devant de moi, vêtue d’une robe – formidable audace à cette époque – qui se soulevait légèrement quand elle marchait. Ses jolies jambes étaient gainées d’un collant crème et elle avait chaussé des tennis blanches… Ce jour là, j’ai osé lui prendre la taille pour l’embrasser…sur la joue…
Mais elle n’avait pas le temps de s’arrêter… Elle avait rendez-vous, me dit-elle, avec un de ses professeurs, pour parler d’un boulot, d’études, de je ne sais quoi…
Puis elle disparut, ne répondant plus au téléphone…

Et j’appris plus tard par un de ses copains qu’elle vivait avec un professeur depuis quelques mois. J’ai brûlé ses lettres et ses photographies en écoutant un vieil air de pop complètement ringard et puis j’ai pris le train et me suis précipité dans la mer pour me noyer dans sa couleur.

Le ridicule ne tuant jamais, on m’a repêché… Je me suis fait engueuler par les pompiers et on m’a conduit à l’hôtel… Ma chambre donnait sur l’infini…J’ai pleuré… Encore pleuré… Et puis je me suis endormi vaincu par la fatigue…

Trente ans depuis… Je me suis marié… Un enfant… Une voiture… Une maison… Du bide… Le cheveu rare… Je bois toujours le même café à la même terrasse… boulevard Saint Germain. Un matin, alors que je le sirotais tout en lisant mon journal, j’entendis dans une sorte de brouhaha :

- Rodolphe ?

- Oui ?

Une femme se tenait devant moi, accompagnée d’une jolie jeune fille.

- Ça alors ! Si je m’attendais…

C’était elle… Un peu plus ronde qu’autrefois… un peu voûtée aussi. Elle n’avait plus les cheveux longs mais une drôle de coupe à la mode qui la gâchait…

Sa fille nous laissa. Elle venait d’avoir vingt ans et avait rendez vous… à la fac.

Mon amour d'autrefois s’assit, prit un café, et notre conversation reprit… Nos vies y passèrent – j’oubliais volontairement l’épisode maritime – et elle me parla de son divorce, de sa maladie vaincue et…

Mais je n’écoutais plus, car, avec délices, je me plongeais à nouveau dans la mer de ses yeux, qui, comme autrefois, touchaient à l’infini du ciel.


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