Il faut être bien perdu, pour se retrouver dans ce sous-marin, qui reste une boîte de fer enfoncée sous l'eau, malgré toute sa technologie, sans rien connaître de sa destination ou de la mission qui lui est confiée. Perdu, peut-être, comme le régime nazi, prêt à n'importe quel geste de destruction désespérée. Mais les marins embarqués ne se soucient pas du contenu de la lettre de mission qu'a reçue le commandant, s'ils sont prêts à n'aller nulle part, quitte à courir à leur perte, ce n'est certainement pas pour des motifs politiques.
A ce qui se passe proprement dit, le cours de la mission, se mêle le récit des personnages ; entre deux alertes, le sous-marin risquant d'être découvert par les appareils ennemis, un groupe d'entre eux décide de se raconter les épisodes secrets, et par suite essentiels, de leur courte existence. On y cherchera la raison pour laquelle ils se retrouvent tous à bord du vaisseau de guerre nazi, prêts à se sacrifier sans raison apparente sinon la quête héroïque de soi par l'imposition d'une épreuve suprême, et sous la surface que nous présente leur uniforme, peut-être trouvera-t-on l'origine de leur élan destructeur. Les épisodes fondateurs sont, pour chacun des narrateurs, y compris celui de l'ensemble, qui est un des leurs, très différents les uns des autres : l'un parlera du plaisir trouble qu'il éprouvait à se déguiser en femme – et des conséquences de ce goût, sur sa sexualité mais pas seulement –, un autre d'une épreuve initiatique, lorsqu'il lui a fallu faire la preuve de sa haine des juifs – alors même que les mobiles profonds de son action ne sont pas l'antisémitisme ou aucune sorte d'idéologie... Chacun des personnages se trouve sur le u-boot après avoir suivi les déviations imposées à leurs pulsions originelles, qu'elles prennent un visage haineux ou amoureux, déviations tracées par les encouragements ou les obstacles de l'environnement familial, social, politique qui se trouvait là. Ce qu'ils partagent cependant, c'est leur désespérance : « On eût dit que tous ces gens avaient été retenus en vertu du destin qui les frappait, canailles ou victimes, deux catégories d'âmes également perdues. » Ils partagent aussi, fruit de leur jeunesse et source de leur perception de l'absurdité de l'existence, une aspiration à vivre une vie véritable , désir qui ne pourrait être comblé par rien, volonté toujours renouvelée de ne pas être réduit à une identité étroite, à laquelle le moi devrait s'aliéner.
Le style de Robert Alexis, dans cette œuvre comme dans les autres qu'il m'a été donné de lire, se caractérise par un trouble, celui que provoque le contraste entre la clarté, la volupté, le charme de l'écriture, et la boue des tourments que cette langue exprime, comme avec détachement, mais sans rien dissimuler. En l'occurrence, chaque locuteur est bien sûr doué d'un accent propre, et chaque épisode d'une tonalité spécifique, et on oscille entre de multiples registres, des éclats de voix du récit d'aventure aux murmures de l'intimité. Mais chaque fois subsiste cet incroyable sens de la nuance, cette justesse, qui apparaît comme la promesse, pour les personnages possédés par leurs passions ou pour les lecteurs, qu'une sorte de paix lucide de l'esprit se trouve quelque part. Peut-être les passagers du sous-marin, même engagés dans le courant d'une guerre et dans celui de leur détresse personnelles, pourront-ils l'atteindre. Peut-être.