Il (le sexe) n’a pas échappé aux formulations paradoxales. Ainsi, tel cinéma « classé X » avait-il affiché un jour : « Le caractère particulièrement pornographique de ce film nous interdit d’en afficher toute forme de matériel publicitaire, et en particulier nous interdit d’afficher le titre du film ! » Les curieux devaient aller aux renseignements en payant leur entrée pour ce film sans nom : pour une fois, le titre d’une « œuvre » cinématographique n’avait rien ajouté à la valeur commerciale du film ! À moins que, paradoxalement, l’absence de nom n’ait eu un effet attractif supplémentaire sur les badauds « cinéphiles ». Sans rapport avec ces mystères des salles obscures, évoquons enfin cette célèbre campagne de l’été 1985 pour promouvoir la natalité en France (« La France a besoin d’enfants »), les publicitaires, pour une fois, ne sciant plus la branche, contrairement à ce que nous notions au début de cet article ! La « based-line » publicitaire de ces affiches proclamait en effet que la France manque de chérubins et chaque affiche présentait cette vérité démographique sous forme d’un slogan paradoxal : « Est-ce que j’ai une tête de mesure gouvernementale ? » disait le bébé, ou « Est-ce que j’ai l’air d’un problème métaphysique ? » Le slogan le plus paradoxal s’avérant : « Il n’y a pas que le sexe dans la vie ».
La France a besoin d’enfants (campagne nataliste, 1985) [Affiche Avenir, Dauphin, Giraudy]Formule jouant, bien sûr, sur les deux fonctions de la sexualité, actuellement dissociées par la contraception : sexe-plaisir, infécond en général pour le pays ; et sexe-reproduction, que cette campagne (Dauphin, Giraudy et Avenir) devait promouvoir, justement. J.P Durand a analysé (dans Le Quotidien du Médecin du 17-09-1985) les retombées médicales de cette campagne (« détournement » d’affiche par une clinique de banlieue parisienne, demandant des crédits pour naître dans la commune). Pour en terminer avec le sexe, hélas, rappelons encore cette célèbre Myriam qui lança, en 1981, l’agence Avenir (« Dans 48 heures j’enlève le haut ! »). Le paradoxe était subtil car, malgré les apparences, cette campagne n’était pas tant destinée au grand public (qui se passionnait pour la partie « j’enlève le haut » de ce slogan) qu’aux annonceurs potentiels, les futurs clients de l’agence : ces derniers se trouvaient surtout concernés, eux, par « dans 48 heures ». Ils constataient que cette agence pouvait bien tenir ses promesses (peu importe l’affaire du « haut » ou du « bas » à ôter) en affichant une même campagne de manière coordonnée et très rapide sur l’ensemble du territoire français, sans lacune dans la couverture publicitaire régionale.
Le 4 septembre, Myriam enlève (aussi) le bas, comme promis deux jours auparavant : pari tenu pour l’afficheur Avenir ! [ Source illustration : site http://my.opera.com/universalpaupiette/blog/show.dml/1969989]
Malgré les apparences (et le battage fait à l’époque sur le sujet), le charme de Myriam n’était, dans cette affaire, que très contingent. Si une amie de la « mère Denis » avait quitté son club du troisième âge pour collaborer avec cette agence en promettant la même chose que Myriam dans 48 heures, la campagne aurait eu, paradoxalement, le même succès : l’essentiel consistait à tenir parole dans des délais réduits. Cette histoire est intéressante pour le médecin car elle lui rappelle qu’un petit détail, tout d’abord méconnu, peut s’avérer, in fine, le point crucial d’un diagnostic (comme là : « dans 48 heures ») alors que son attention est volontiers attirée, au contraire, par un contexte plus bruyant (analogue à ce « haut » et ce « bas » de Myriam) mais sans intérêt majeur pour le problème étudié : les pistes les mieux balisées ne sont pas toujours les voies de la Vérité…
De la poule et l’œuf à l’ordinateur
R. M Smullyan, mathématicien américain contemporain (amateur de paradoxes) raconte que le goût de ceux-ci lui vint à l’âge de six ans : un premier avril, son frère aîné lui promit une « grosse surprise ». Méfiance du gamin, s’attendant toute la journée à un énorme « poisson d’avril ».
Mais rien ne se passe, ô surprise ! Le lendemain, son frère lui révèle que la « grosse surprise », c’était justement l’absence de « grosse surprise » !… Nombre de paradoxes sont basés sur cette tendance à l’autoréférence et à la récursivité. Les recherches actuelles [1985] sur l’intelligence artificielle font appel, précisément, à des programmes récursifs et à des langages informatiques axés sur la récursivité (le PL/1 et le LISP notamment). Défrichant des terras incognitas aux confins communs de la psychologie et de l’informatique, les chercheurs en intelligence artificielle préparent, dans l’indifférence presque générale du grand public (même cultivé, même médical ou scientifique) le monde qui sera peut-être celui du troisième millénaire : l’avènement d’une machine pensante.
Ouvrage d’Alain Cardon : "Modéliser et concevoir une machine pensante. Approche de la conscience artificielle"
Il est quasi impossible de définir la pensée d’une manière autre que récursive (ou tautologique) du style : « je pense parce que je pense que je pense ». Quelque chose d’aussi troublant, en somme, qu’un œil qui se regarde lui-même… C’est peut-être pour cette raison que les chercheurs dans ce domaine sont persuadés que l’intelligence (naturelle ou artificielle) a « quelque chose à voir » avec la récursivité et les itérations gigognes, communes aux paradoxes. Donnons trois exemples simples de récursivité :
–Dans la vie courante, d’abord. Qu’est-ce qu’un ascendant en effet ? C’est son père, sa mère, ou un ascendant de l’un d’eux : un ascendant peut-être ainsi un ascendant d’un ascendant d’un ascendant, etc. Cette définition gigogne (analogue à la problématique de « la poule et l’œuf ») est non pas une aporie, mais une compréhension récursive de la question.
Définition récursive : une matriochka est constituée d’une matriochka dans une matriochka dans une matriochka dans une…–En mathématiques, la factorielle d’un nombre est le produit de ce nombre par la factorielle de son prédécesseur : n ! = n X (n-1) ! Là encore, une définition de type récursif.
–En biologie enfin, puisque la génération spontanée est reléguée au rang des mythes depuis Pasteur, toute cellule est la descendante d’une autre cellule : c’est le même problème que la définition d’un ascendant, mais à l’échelon cellulaire…
Au terme de ces articles sur les paradoxes, nous nous interrogerons sur le paradoxe (supplémentaire) qui consiste à sous-estimer aussi gravement, dans les études (médicales ou autres) un sujet de réflexions aussi riche, débouchant (aujourd’hui déjà) sur un renouvellement profond de la psychiatrie et, demain peut-être, sur l’émergence de machines pensantes. Terminons par quelques paradoxes, bien sûr ! Les deux derniers sont de Douglas Hofstadter :
–Je suis une phrase étrange que vous n’avez jamais lue.
–Si cette phrase parle d’elle-même, elle ment.
–Si cette phrase était traduite en chinois, elle signifierait tout autre chose.
–Uerbéh ne etircé tiaté esarhp ettec is tnemelues snes ec snad zeiril suov. [1]
[1] Note 2009 : Voir aussi l’énoncé-palindrome record de Georges Perec sur le site : http://www.cetteadressecomportecinquantesignes.com/Eibohp.htm
Alain Cohen
Président de l’ASIP
(Association-Singleton Internationale des Paradoxes)