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Paradoxe de Braess, intérêt collectif, phénomènes contre-intuitifs et politiques publiques

Publié le 28 septembre 2009 par Servefa

Dans une conversation avec l'historien Jacques Le Goff, le philosophe français Paul Ricoeur s'exclamait "le bonheur, c'est l'admiration". La science propose ainsi bien des moyens d'être heureux car les étonnements que suscitent ses découvertes ne manquent pas d'attirer l'admiration. Certaines lois mathématiques conduisent ainsi à une sorte de félicité béate qui contraste joliment avec l'insécurité que leurs propriétés étranges confèrent. Il en va ainsi du paradoxe de Braess.

Ce paradoxe montre que dans certaines circonstances, ajouter une voie de circulation avantageuse (donc rapide) réorganise la circulation automobile dans un état qui en dégrade les conditions pour tous. Terriblement étonnant.

Je vous passerai la démonstration mathématique de cet étrange phénomène (mais si vous êtes intéressés, lisez donc cela ) pour me contenter de l'illustrer par un exemple.

Prenons un habitant de Normandie, appelons-le Monsieur D., qui travaille à la Vallée du Tir. Imaginons que s'offrent à lui deux choix équivalents (je sais bien que cela n'est pas le cas, mais il s'agit d'illustrer une théorie, pas de l'appliquer à un cas réel (nous reviendrons par ailleurs à cette difficulté)). Soit il passe par la VDO puis les quais Ferry, soit par Iekawe puis rejoins le centre via la route stratégique (les schémas plus bas vous aideront à visualiser). Fort logiquement, Braess définit le temps de trajet sur chaque tronçon en fonction du flux (le nombre d'usagers) qui emprunte ce tronçon. Ainsi, le temps de trajet sur une voie comme Iekawe, à faible capacité et avec de nombreux feux, dépend fortement du nombre de véhicules qui l'emprunte, à l'inverse, le temps de trajet d'une voie express dépend peu de ce flux. Ainsi, et c'est un exemple, les temps de trajet sur la VDO et la route stratégique, nommés t1, seront donnés par la loi mathématique simple suivante:

t1= 25 minutes + flux.

Ceux de la rue Iekawé et des quais Ferry seront eux donnés par:

t2 = 5 x flux

Qu'il passe par un trajet ou un autre, lorsqu'il est seul, monsieur D. mettra donc:

T = t1 + t2 = (25+1) + 5x1 = 31 minutes.

S'il y a six usagers qui partent aussi de Normandie et qui se répartissent parfaitement sur les deux itinéraires, monsieur D. va alors mettre:

T = t1 + t2 = (25+3) + 5x3 = 28 + 15 =43 minutes.

Du fait de la présence d'autres usagers, le temps de parcours s'en trouve fortement dégradé.

Imaginons maintenant que la Province Sud, désireuse de contenter les automobilistes, dépense une somme d'argent considérable pour réaliser une voie express de la rue Iekawe directement au quai Ferry (ce projet a peu ou prou existé sous la forme de la Tengentielle Est). Le temps de trajet sur cette Tangentielle Est (TGE) est donné par la loi : t3 = 5 minutes + flux.

En empruntant cette nouvelle voie seule, Monsieur D., fin heureux, passe alors par Iekawe: T = t2 + t3 + t2 = (5x1) + (5+1) + (5x1) = 15 minutes et met alors moitié moins de temps ! Quelle fabuleuse nouvelle route !!!

Mais tout se corse lorsque les autres usagers se joignent à Monsieur D. à l'heure de pointe du matin. En effet, prenons le même exemple de 6 usagers. Si tous souhaitent passer par la nouvelle route, alors le temps de trajet est de: T= (5x6) + (5+6) + (5x6) = 71 minutes ! Mais cela est sans compter la perspicacité des automobilistes bien soucieux d'optimiser leurs temps de voyage et qui vont réorganiser leurs flux jusqu'à atteindre la meilleure situation tirant avantage de la nouvelle route (la circulation est un jeu non coopératif, où si un usager peut ruser pour gagner 5 minutes, il le fera, même au détriment des autres). Chacun souhaitant optimiser son temps de parcours réinterroge donc sans arrêt son trajet pour parvenir finalement à une situation d'équilibre où le flux total se répartit également selon les différentes possbilités d'itinéraires (deux usagers pour chaque possibilité), chacun des itinéraires ayant un temps de parcours de 47 minutes (pour les deux passant par VDO, T= (25+2) + 5x(2+2) = 47 min, pour les deux passant par la TGE, T = (4x5) + (5+2)+ (4x5) = 47 minutes, et enfin, pour les deux qui passent par la rue Iekawe T = 5x(2+2) + (25+2) = 47min).

Lorsque Monsieur D. emprunte seul la nouvelle route (à gauche), le gain de temps est appréciable par rapport à la situation précédente (à droite).

Mais lorsqu'il entre en  compétition avec les autres usagers pour optimiser son temps de trajet face à d'autres usagers, l'existence d'une nouvelle route (à gauche) dégrade le temps de trajet de tous !

Ô surprise, nous voyons qu'avant la nouvelle route Monsieur D., en heure de pointe du matin, avec les 6 autres usagers, mettait 43 minutes pour rejoindre son lieu de travail, alors que, maintenant que quelques milliards de francs ont été dépensé pour une nouvelle route, il en met 4 de plus ! Et il n'est pas le seul, tous les automobilistes finissent par voir leur temps de parcours dégradé par rapport à la situation précédente (sans TGE). Etrange paradoxe, n'est-ce pas, où la somme des intérêts particuliers finit de nuire à l'intérêt général. Ainsi, la destruction de la TGE conduirait à une amélioration des conditions de circulation.

La présentation de ce paradoxe peut paraître bien théorique, pourtant quelques exemples réels ont été de nature a en montrer la pertinence. Un cas fréquemment cité est celui de la ville de Stuttgart où la construction d'une nouvelle route a conduit à empirer les conditions de circulation ce qui a conduit à fermer l'infrastructure. A Santa Cruz, l'exemple est un peu différent, où l'ajout de deux voies d'autoroute a considérablement augmenté les temps de parcours. Par ailleurs, à Séoul, la destruction d'une voie express a généré une amélioration des conditions de circulation. D'autres cas réels pourraient compléter avantageusement cette liste d'exemple.

Il est très complexe de savoir si l'ajout d'une nouvelle route va apporter des améliorations tangibles à un système de déplacement, ou pire, empirer une situation déjà peu glorieuse en tombant dans le paradoxe de Braess. Les modèles de trafic demeurent toujours très délicats à mettre en oeuvre et leur maniement doit faire l'objet non seulement d'une très grande prudence mais aussi d'un esprit critique acéré. Cela prend des ingénieurs honnêtes et compétents, en bref non dangereux. Mais ceci n'est pas la seule difficulté dans la planification des transports. L'existence de tels phénomènes contre-intuitifs interroge avec perplexité sur la capacité à mener des politiques publiques de déplacements visant effectivement à l'amélioration d'un système.

En effet, imaginons que le message porté par l'ingénieur passe aux décideurs élus, il sera bien délicat pour ceux-ci de faire adhérer l'opinion à un discours aussi dérangeant que celui porté, par exemple, dans le paradoxe de Braess. Le cas de Nouméa est à ce titre éloquent. Aujourd'hui il existe d'importantes difficultés de trafic pour entrer et sortir de la ville. Arrive un ingénieur en trafic qui pointe le carrefour Berthelot et remarque qu'en le dénivellant, c'est à dire en construisant un autopont, la circulation s'en trouvera fluidifiée. Ce message, tout intuitif, est simple à faire passer, d'ailleurs, les élus de la Ville de Nouméa ne manquent pas une occasion de pousser ceux de la Province Sud à réaliser un tel aménagement. Pourtant, dans l'état des connaissances actuelles, au regard des données disponibles, et à l'aune de phénomènes comme ceux expliqués par Braess, il est impossible d'affirmer que la réalisation (coûteuse) d'un autopont améliorera quoique ce soit. Mais il est beaucoup plus aisé pour un élu d'expliquer à ses concitoyens qu'il réglera leur difficulté par la création d'un autopont, que de leur expliquer que cet aménagement risque au contraire de rendre leurs déplacements plus difficiles et qu'il convient de privilégier des politiques de report modal (de la voiture vers un autre mode). Dans le premier cas, le lien et direct et parle à nos sens (surtout à travers les comparaisons classiques de mécanique des fluides), dans l'autre cas, cela prend du courage et de l'énergie pour expliquer, illustrer, faire comprendre, convaincre, car l'évidence immédiate a disparu. Mais se soucie-t-on, dans le premier cas, de la dépense d'argent public ? N'y agit-on pour agir ?

A l'échelle de l'humanité, il est cependant permit d'espérer. N'était-il pas parfaitement contre-intuitif, il y a moins de cinq siècles, de penser que la Terre était ronde ?

François Serve

PS: Pour continuer de vous convaincre de l'existence du paradoxe de Braess, un autre exemple se trouve exposé dans ce blog amusant , ou encore dans cet article du magazine américain Discover.


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