Emile ZOLA dans le Reporter de Paul BRULAT.

Par Bruno Leclercq


Pierre Marzans sorti du service militaire se rend à Paris, il y vient pour y faire de la littérature, contre l'avis de sa famille, il sera écrivain. Sans le sous, il s'installe dans l'hôtel où, étudiant, il logeait et renoue avec ses anciens camarades, devenus hommes politiques, artistes ou journalistes. Afin de pouvoir écrire il tente de devenir journaliste, il lui faut trouver une place dans un quotidien. Méryem, jeune modèle impudique de son ami le peintre Bessoneau, lui conseille de tenter d'interviewer le grand romancier Robur – Va interviewer Robur. On te prendra ça, à quatre sous la ligne. - C'est une idée, dit Bessoneau. On débute maintenant dans le journalisme par une interview de Robur. Tu peux gagner ton louis, aujourd'hui. Même si Brulat, dans sa préface dédiée à... Emile Zola, se défendait d'avoir fait un roman à clés, on reconnaîtra facilement à la lecture de cette visite, l'auteur de Germinal dans le grand romancier Robur.
Alors, il se décida, sonna avec des battements de coeur que redoubla soudain la violence du timbre, et, comme on tardait à tirer le cordon, une envie le prenait de d'enfuir à toutes jambes. Enfin, la porte s'ouvrit. Il entra respectueusement, la tête découverte, sans faire de bruit, comme on pénètre dans une église. Toute l'oeuvre énorme du grand romancier le troublait d'un vertige ; - des pages, des chapitres, vingt fois relus, surgissaient dans son émotion confuse... C'étaient d'immenses fresques, l 'épopée des foules, les épouvantes de la grève, les angoisses du peuple, la frénésie cérébrale de l'artiste, toute la joie et toute la douleur de vivre... Ah ! Nul autant que lui n'avait été pris aux entrailles par cette oeuvre d'humanité profonde. Un soir - il avait alors dix-huit ans – en sortant d'un théâtre où l'on représentait un drame tiré d'un roman de Robur, et qui disait toute la misère du peuple, livre admirable, chef-d'oeuvre absolu, il avait éclaté en sanglots, bouleversé par ce spectacle... Toute la nuit, il avait erré dans les faubourgs, là-bas, vers le quartier de la Goutte-d'Or, le coeur saignant de pitié ; et il eût voulut être riche, avoir les poches pleines de louis, por les semer dans les rues.
Cependant, un domestique était là. Pierre, très troublé, salua avec déférence, puis il demanda :
- M. Robur peut-il me recevoir ?
- Qui faut-il annoncer ?
Il fit semblant de chercher une carte et finit par donner son nom de vive voix.
- C'est très bien, attendez, je vais prévenir.
Le domestique disparut, puis revint.
- Si Monsieur veut se donner la peine de monter.
Pierre gravit un étage, s'arrêta. Le cabinet de travail du maître était ouvert. Assis devant son bureau. Robur disparaissait derrière le dossier d'un immense fauteuil. Pierre, fixé sur le seuil, n'osait faire un pas de plus.
- Entrez donc, cria le romancier.
Et, comme le jeune homme ne bougeait toujours pas, il se leva, vint au-devant de lui, la main tendue.
- Pardon... Je vous dérange peut-être, balbutia Pierre.
- Non, pas pour le moment. Asseyez-vous.
Mais il restait debout, mal à l'aise, sans contenance.
- Asseyez-vous, répéta Robur.
Pierre finit par prendre place au bord d'un fauteuil, s'appuyant sur les jambes pour ne pas glisser à terre. Robur réprima un sourire. En vérité, il n'avait rien d'impressionnant, ce monarque de la littérature. C'était, sous une apparence un peu rude, un brave homme de grand homme, simple, cordial, plein d'indulgente bonté. Le regard était doux et franc, le front très haut ; l'ensemble de la physionomie exprimait une volonté calme et forte. Il avait lutté quinze ans avant d'atteindre à la célébrité, et telle était encore la modestie de son attitude qu'il paraissait n'avoir pas même conscience de sa gloire. Peut-être se sentait-il muré dans l'isolement de son génie, sachant que son immense succès était étranger à la valeur, à la beauté réelle de son oeuvre. Depuis trente ans, la critique, les journaux, les confrères, tous déversaient sur lui un amas d'erreurs et de sottises. Ses livres couraient le monde entier et, à vrai dire, on ne l'avait pas lu. Il était à la fois l'homme le plus connu et le plus méconnu de son temps. Il restait à découvrir, et il avait raison de n'être pas fier de sa gloire.
D'habitude, quand il avait affaire à quelque effronté routier du reportage, il parlait sans interruption, précipitamment, comme pour se débarrasser d'une corvée, puis congédiait son visiteur avec une bonne poignée de main. Cette fois, il pressentait en ce nouveau venu un simple admirateur, un timide, un innocent, dont la gaucherie même l'attendrissait, et, comme Pierre gardait toujours le silence, il se décida à l'interroger, renversant les rôles, interviewant l'interviewer.
- Comment vous appelez-vous, mon ami ?
- Pierre Marzans.
- Vous n'êtes pas de Paris.
- Non, Monsieur.
- Allons ! Vous êtes du Midi, n'est-ce pas ?
Ragaillardi par ce ton de bonhomie affectueuse, Pierre parla :
- Oui, je suis de la Provence. J'ai fait mes études à Marseille et mon droit à Paris, où j'espère pouvoir désormais me maintenir... car je rêve un avenir littéraire... J'ai toujours pensé à ça, je sens que je ne pourrais faire autre chose, que tout le reste me dégoûterait. J'aime mieux lutter et souffrir pour ce que j'aime. Tant pis si je ne réussis pas... Seulement, comme je suis sans ressources, il faut que je fasse du journalisme.
- Robur avait tout deviné, avant même que Pierre eût réédité cette commune histoire de l'adolescent pauvre, épris de gloire et fraîchement débarqué à Paris, avec la fièvre de le conquérir. Et tout cela le laissait sceptique : il en avait tant vu de ces jeunes, tourmentés d'ambitions littéraires, ne doutant de rien ! La plupart étaient de simple bêtas, quelques-uns promettaient du talent, et tous, presque tous, au bout de quelques années, grossissaient la classe lamentable des dévoyés, dont fourmillait le pavé de Paris. Pourtant, il n'aimait à décourager personne, sachant d'ailleurs l'inutilité des conseils, et il demanda :
- Avez-vous déjà écrit quelque chose ?
Pierre n'osa citer les revues et journaux obscurs qui avaient insérés sa prose et dont l'un même, une petite feuille de province, lui avait publié un feuilleton, qui n'avait pas duré moins d'une année. Mais encouragé par tant de bienveillance et de sympathie, il n'hésita plus à tirer de sa poche le manuscrit d'une nouvelle, dont il ne se séparait pas, afin de le produire à l'occasion. C'était sa meilleure page, une page sur laquelle il avait pâli. Il demanda au Maître la permission de la lui lire. Le romancier y consentit. Ce garçon craintif, mais dont les yeux flambaient, l'intéressait ; il était curieux de connaître. Et comme Pierre s'apprêtait à commencer sa lecture, toussant pour se donner un peu de voix, Robur prit lui-même les feuillets qui tremblaient entre les mains de l'auteur :
- Donnez-moi ça, j'aurais plus tôt fait.
Rapidement, il parcourut les premières lignes, puis, tout à coup, s'arrêta, parut réfléchir.
Il y a du bon ! pensa Pierre, qui observait anxieusement le visage du Maître, interprétant en sa faveur les plus imperceptibles mouvements, suivant la lecture par un effort de mémoire. Robur continuait avec plus d'attention. La fin approchait. Pierre ne respirait plus, attendant sa sentence, la poitrine oppressée. Il lui semblait que sa destinée, sa vie entière allait dépendre de cette minute.
Robur avait enfin terminé. Sans mot dire, il se leva, alla vers son bureau, prit une de ses cartes, écrivit dessus quelques lignes. Puis, se retournant vers le jeune homme :
- Tenez, voici un mot pour le directeur d'une revue. Vous lui remettrez votre travail.
Les yeux de Pierre s'agrandirent démesurément ; il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais aucun son n'en sortit, et ce fut encore le Maître qui dut rompre le silence. Il parla avec abondance, sur un ton grave et affectueux.
- Travaillez, dit-il, je n'ai pas d'autre conseil à vous donner. Le travail est le remède, l'unique salut, le consolateur suprême. Il équilibre et pacifie tout, établit l'harmonie dans l'Univers, et il faut l'envisager comme une raison d'être suffisante, comme le but même de l'existence... Oui, je ne crois qu'au travail ; il est ma seule force. La tâche que je me suis imposée, les quatre ou cinq pages que j'écris, chaque matin, sont pour moi comme un appui qui m'a toujours soutenu contre tous les chagrins, toutes les catastrophes morales... Il est des jours où j'attaque la besogne avec un grand dégoût, il faut que je me violente. Si je ne faisait pas cela, si, la matinée passée, je n'avais pas écrit mes quatre ou cinq pages, j'éprouverais une défaillance terrible, et la moindre contrariété survenant aurait sur moi l'effet d'un malheur, d'un désastre. Et si je demeurais huit jours sans rien faire, je tomberais malade, le ressort serait cassé, je mourrais peut-être... Le bonheur n'est pas dans l'ignorance, la paresse et l'illusion, mais dans l'effort quotidien, l'oeuvre accomplie, le désir de savoir sans cesse davantage, le libre épanouissement de notre nature. Et il faut aussi croire en la vie, se persuader qu'elle est bonne, qu'elle vaut d'être vécue... Je déplore ce retour à la chimère, à de vieilles croyances, qui retentit parmi la jeunesse contemporaine ; car, au fond de tout cela, il y a le pessimisme, la peur de la vie, la haine de la vérité... Ah ! La vérité, on n'en veut pas, l'humanité la repousse et se fâche quand on la lui dit ; elle aime à être trompée !
Un peu de mélancolie atténua l'énergie de son visage. Il se tut, un instant, puis reprit :
- Oui, travaillez. Vous voulez faire du journalisme, faites : cela vous apprendra la vie. Mais ne soyez pas impatient. Les jeunes aujourd'hui, sont trop pressés. Ce ne sont pas nos livres qui les ont gâtés, c'est notre succès. Pour créer, il faut avoir vécu. Vivez donc, prenez du bon temps, jouissez de tout ce qui vous entoure. Et faites votre oeuvre, sans vous inquiéter des résultas. Le talent a toujours son heure, et le livre la gloire qu'il mérite... Allez, promenez-vous dans la rue en vous persuadant que vous êtes le plus heureux, et vous serez dans la vérité.
Sur ces paroles, le Maître s'agita légèrement dans son fauteuil, façon courtoise qu'il avait de signifier aux gens que le moment était venu de se retirer.
Le jeune homme comprit et se leva en bégayant des remerciements.
- Au revoir et bon courage, répondit le grand romancier.
Et il le raccompagna jusqu'à la porte.

Paul Brulat : Le Reporter, Perrin et Cie, 1898. (pages 63 à 70).


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