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Silvère Tajan : le mythe de "la consommation qui crée la richesse"

Publié le 01 octobre 2009 par Objectifliberte

Aujourd'hui, un "Guest Post" signé Silvère Tajan
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Au cours d'une de ces discussions plus passionnées que passionnantes comme chaque mondanité sait en produire passé une certaine heure et un certain nombre de verres, une remarque lancée par un convive avec l'aplomb que confère les années a particulièrement retenu mon attention :

"Il ne faut pas nous pénaliser. Nous, les vieux, si on ne consomme plus, c'est toute l'économie qui s'arrête".

Une idée répandue... et fausse

Cette remarque ne devrait finalement pas nous étonner, car elle assène simplement un point de vue très largement partagé dans toutes les sphères de la population, à commencer par la classe politique au complet, et sous des tournures un peu moins directes, par de si nombreux économistes : ce serait la consommation qui tirerait la croissance. Autrement dit, consommer ferait croître les richesses. Ce lieu commun est, à la manière d'un Frédéric Bastiat, tourné en dérision par la parabole de l'île déserte de Peter Schiff (*) :

"Some people got stranded on an island. And I think 5 or 7 were Asian and there was one american. And as soon as they got stranded on the island, they had to divide up the jobs. And one asian was given the job of fishing. The other one was hunting. One of them got the job of gathering firewood. So they all had job and the american was assigned the job of eating. And so at the end of the day, they would all gather around and prepare this feast. And the american would seat there, and eat it. And he wouldn't eat it all. He would leave just enough crumbs so that he could give it to the six asian so they could go on and repeat again tomorrow, spend all day preparing a meal for the American to eat. And now the way modern economist would look at it : They would say "look how the american is vital to the all island economy. Without him nobody would have to fish, nobody would have to hunt, nobody would have to gather firewood : he's creating all this employment on the island." But the reality is, every asian on the island, his lot and life would be dramatically improved if they kicked the American off the island. Because now they'd have a lot more to eat, and maybe the woudln't have to spend the whole day hunting and fishing, and they can lie on the beach a little bit."

traduction

"Imaginons que des gens soient échoués sur une île. Imaginons que 5 ou 6 d'entre eux soient asiatiques, et un seul, américain. Et une fois échoués sur cette île, ils décident de répartir le travail : un des asiatiques se voit attribuer la tâche de pêcher. Un autre de chasser. Un troisième de rassembler du bois pour le feu. Et ainsi de suite. Et l'américain se voit enfin attribuer la tâche de manger. Ainsi, à la fin de la journée, ils se rassemblent tous pour préparer un festin, et l'américain s'assoit et mange. Enfin : il ne mange pas tout. Il laisse suffisamment de miettes pour que les 6 asiatiques puissent recommencer le lendemain : passer leur journée à préparer un repas que l'américain puisse manger. Maintenant, si vous demandiez à un économiste moderne de regarder comment fonctionne cette île, il dirait : "regardez comme l'américain est vital pour l'économie de l'île. Sans lui, personne n'aurait d'emploi de pêcheur, de chasseur ... C'est lui qui crée tous les emplois sur cette l'île !"


Mais la réalité, c'est que la situation de chaque asiatique sur l'île serait grandement améliorée s'ils repoussaient à la mer notre américain : parce qu'alors ils auraient beaucoup plus de poisson et de gibier à manger, et peut-être n'auraient-ils pas besoin de passer toute la journée à pêcher et chasser. Peut-être pourraient-ils passer un peu de temps à se reposer sur la plage."


Naturellement, il faut prendre cette parabole au second degré : il ne s'agit évidemment pas ici de prôner de cesser tout transfert aux retraités ou les individus qui ne produisent plus (!), mais seulement de mettre en évidence que consommer ne produit aucune richesse, n'en a jamais produit aucune et n'en produira jamais.

Et c'est pourtant l'idée contraire, intrinsèquement absurde, qui mène l'ensemble de nos politiques économiques. Les discours  sont même tellement pollués par cette idée qu'il est inutile de chercher à faire une liste extensive d'exemples : prenez à peu près n'importe quelle intervention ou discours sur l'économie d'un responsable politique et vous retrouverez en filigrane la même idée. Au hasard, j'ouvre la section économie du site de LCI, je prends le premier article de la liste et je lis : "Il ne faut pas arrêter les politiques publiques de soutien de la croissance. La demande privée étant toujours extrêmement faible, on risquerait une rechute". C'est signé Dominique Strauss-Kahn. Bonne pioche : un homme politique ET un économiste.

L'erreur est pourtant relativement simple à définir : on confond deux mécanismes de niveau et de nature différents.

Production vs. Consommation = Création vs. Allocation !

D'une part, l'ensemble des richesses créées par la collectivité sur une durée donnée (par exemple en une année) est entièrement et uniquement lié à l'effort de production réalisé sur cette durée par l'ensemble des membres de cette communauté. L'augmentation des richesses résulte d'une augmentation de la production, soit que chacun ait plus produit (plus travaillé) ou plus généralement, que la quantité de richesses produites par individu dans un temps donné ait augmenté : c'est l'augmentation de la productivité, sous l'effet de la rationalisation de l'utilisation des moyens de production et de l'augmentation du capital investi (un homme avec un tracteur produit plus qu'un homme avec une pelle).

Dans le même temps, l'allocation des moyens de production - main d'oeuvre et machines - se fait en fonction des désirs de consommation agrégés des individus : c'est le rôle du marché de garantir une allocation la meilleure possible des ressources en fonction des besoins, envies et moyens de chacun, via le système d'équilibre du prix. Aussi, à titre individuel, un entrepreneur doit se demander si sa production rencontrera une demande, un désir de consommation, et toujours à titre individuel, le tarissement de la demande pour le bien qu'il produit doit le conduire à s'adapter (produire autre chose) ou disparaître, c'est à dire être remplacé par d'autres entrepreneurs, plus à même d'utiliser le capital et la main d'oeuvre d'une manière rentable sur le marché, donc capable de fournir un meilleur retour sur investissement. Mais c'est un mécanisme d'ajustement interne au marché. En aucun cas le tarissement de telle ou telle demande, de la consommation de tel ou tel bien ne diminue globalement la richesse créée.

Prenons l'exemple d'un producteur de fraises : il travaille dur et produit 500 tonnes de fraises à la fin de la saison. Il est plus riche de 500 tonnes de fraise. La société dans son ensemble est plus riche de 500 tonnes de fraises, fruit de son travail : il existe un nouveau potentiel de manger 500 tonnes de fraises pour la société, qui n'existerait pas si notre producteur n'avait pas travaillé et produit ces fraises. La création de richesse a eu lieu lors de la production de ces fraises, évidemment pas quand elles seront consommées.

Ce que le désir de consommation de fraises des concitoyens de notre producteur va juste établir, c'est simplement le niveau d'intérêt relatif que les consommateurs vont donner au plaisir de consommer des fraises par rapport à l'ensemble des autres produits et services potentiellement consommables et en concurrence sur le marché. Si les consommateurs ont un niveau de désir élevé pour la fraise, le prix des fraises augmentera comparativement à d'autres produits, et notre producteur fera un plus gros profit. Si au contraire le niveau de désir du consommateur pour la fraise est faible, le prix baissera tandis que le pouvoir d'achat des consommateurs se tournera vers d'autres produits : notre producteur fera un plus petit bénéfice, au pire il essuiera une perte. Le niveau de consommation ne change absolument rien au fait que 500 tonnes de fraises ont été produites et consommées, et que la société s'est enrichie du même plaisir de déguster 500 tonnes de fraises, et enrichie du même apport calorifique. Certes, si notre producteur fait un trop faible profit voire une perte, il utilisera probablement son temps la saison suivante à produire autre chose que de la fraise : la consommation oriente clairement dans un sens ou dans un autre les choix de production, mais en aucun cas elle ne contribue positivement ou négativement au volume de richesses produites qui est un facteur de l'effort de production consenti.

Distorsion par l'outil de mesure

Un des artefacts les plus trompeurs  est que l'on mesure, faute d'autres moyens, la richesse au moyen d'instruments monétaires, qui se révèlent imparfaits. Ainsi, la variation des prix nous donne une fausse impression de l'augmentation ou de la diminution des richesses produites et consommées. Dans une société dont la quantité de monnaie disponible serait stable, l'augmentation continuelle du volume de richesses produites liés aux gains continuels de productivité ferait invariablement baisser le prix des biens produits.

Dans une société dont l'unique production serait la fraise, l'augmentation continuelle de la productivité permettrait chaque année de produire plus de fraises avec le même effort que l'année précédente : chaque année les habitants mangeraient plus que l'année précédente, la richesse de cette société serait croissante, mais à quantité de monnaie fixe, le prix total des fraises produites et consommées sur une année serait également fixe, tandis que le prix au kilos des fraises baisserait chaque année, au fur et à mesure de l'augmentation de la richesse produite.

Ce sont des phénomènes dont nous sommes témoins quotidiennement sans même plus y faire attention. Ainsi cette année, le nombre d'ordinateurs vendus dans le monde va augmenter d'environ 8%, tandis que le chiffre d'affaire des fabricants d'ordinateurs (le prix global payé pour tous ces ordinateurs) sera en recul de 5%. On aurait tort de penser que par rapport à l'année dernière l'industrie informatique a apporté moins de richesses à la société en se concentrant à tort sur le chiffre d'affaire en recul. Et pourtant ce chiffre impactera bien négativement les calculs du PIB des pays producteurs d’ordinateurs !

Pourtant, il y a plus d'ordinateurs mis en circulation que l'année passée, donc plus de personnes bénéficiant des services de ces ordinateurs, qui par ailleurs, chose que les chiffres ne permettent pas de voir, sont plus puissants que l'année passée, plus compacts, plus économes en consommation d'énergie, dotés d'écrans plus grands et d'une plus grande capacité de stockage. Les secteurs de la société où les gains de productivité sont les plus grands sont parfois ceux dont la contribution apparente à la richesse collectivement produite peut apparaître la plus faible !

La consommation : la finalité, pas le moyen

Il apparait donc que la consommation n'est ni la source ni le moyen, elle est la finalité de l'augmentation des richesses : plus on augmente les richesses, plus on peut consommer. Stimuler la consommation est toujours et forcément un contresens absolu. Tous les efforts en ce sens n'ont d'effets réels que sur les prix, et pas sur la richesse produite, ou alors uniquement par effet d'éviction des produits subventionnés vis à vis des autres.

Nos politiques de lutte contre le chômage procèdent des mêmes errements : en considérant le chômage comme la résultante d'un manque de consommation sur le marché de la main d'oeuvre, les politiques publiques, notamment  les aides sectorielles ou les emplois aidés, subventionnent massivement la consommation de main d'oeuvre, comme si le noeud du problème était de "créer des emplois" pour consommer une main d'oeuvre soi-disant trop abondante. En faisant celà, les gouvernements n'influent au final que sur les prix sur le marché du travail, mais jamais sur le seul critère essentiel : la valeur ajoutée de la main d'oeuvre.

Certes, moult travaux d'économistes des deux derniers siècles sont sensés aller à l'encontre de ce que nous venons d'établir. Je répondrai d'emblée qu'aucune de ces théories économiques aussi alambiquée soit elle ne changera rien au fait élémentaire que c'est en labourant le champs que mes arrières grands-parents créaient de la richesse, pas en mangeant leur récolte. Même au fin fond de leur campagne, cette vérité élémentaire n'échappait pas au bon sens paysan.

Des théories court-termistes

En outre, ces politiques économiques faisant de la consommation un facteur de croissance sont toutes responsables de la lente dérive de nos sociétés vers le surendettement, source ultime de stimulation de la consommation. On en connaît désormais l'effet sur la croissance à long terme. Ce mythe de la croissance tirée par la consommation est directement responsable de l'impasse dans laquelle nous sommes engagés, parfaitement résumé par cet unique graphique :


source : K. Denninger

Conclusion

La croissance continue de la dette dans des proportions systématiquement supérieures à la croissance de la richesse, au motif de doper la sacro-sainte consommation, a alimenté toutes les bulles, fourni un combustible inépuisable à une inflation en apparence modérée, mais qui a déprécié considérablement la monnaie à long terme, et gonflé artificiellement les chiffres visibles de la croissance en préemptant les richesses des générations futures. Aussi sûrement que celui qui vit une existence de pacha dans les hôtels de luxes à grand renfort de carte de crédit peut donner en surface l'impression de la richesse, quand bien même le bilan net de sa fortune fond comme neige au soleil, nous avons placé la consommation au coeur de notre modèle économique et marchons le coeur léger vers la ruine, aussi sûrement que la cigale de la fable de la Fontaine. Mais l'hiver arrive, inéluctablement. Savez vous danser ?

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(*) Clin d'oeil de Vincent: Silvère utilise la même métaphore que celle que j'ai employée dans ma note récente sur l'économie de la Chine. Promis, on ne s'était pas concertés !

Autre article sur le même sujet : "Consommez, consommez ! vous dis-je"

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