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Les marrons du feu

Publié le 03 octobre 2009 par Doespirito @Doespirito

Résumé des chapitres précédents
Je perds sans arrêt les choses les plus diverses. Ça agaçe tout le monde. J'essaie de donner le change en racontant mes distractions dans les repas de famille...

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Je devais être au programme sans le savoir. On se disait en m’invitant «Tiens, après la dinde et les fromages, on lui demandera de nous en pousser une petite… Ensuite, on envoie la bûche». J’aurais dû prendre un agent et lui demander de négocier un cachet pour ma prestation de fin d’agapes. Si, en plus, j’avais su faire des tours de cartes, j'aurais pu changer de métier. Je vois d’ici le tableau et ma carte de visite. “Ted, Animation pour noces et banquets. Rire garanti”… Une carrière assurée, des virées à n’en plus finir, des cachetons à gogo, affiches délavées, trains régionaux, foire à l’andouille et fêtes des battages. J’aurais fini à soixante ans avec une bedaine confortable et une moustache de représentant de commerce, les joues couperosées, les yeux larmoyants et aux lèvres, le sourire perpétuel de celui qui en a toujours une bien bonne à vous raconter. Un alambic sur deux pattes, distillant le gamay, la bière et les histoires salaces écumées dans les routiers de la France entière.

Et comme je continuais à perdre tout ce qu’on essayait désespérément de me confier, j’ajoutais constamment du nouveau à mon répertoire. Chaque rentrée, je me lançais dans une nouvelle tournée, avec mes triomphes devenus des classiques avec le temps, quelques resucées et des sketchs inédits. Il me fallait bien un petit délai pour digérer tout ça. Dès que je perdais quelque chose, je passais par une phase de consternation et d’abattement, voyant avec horreur se profiler les prochains gueuletons. J’aurais voulu rentrer sous terre, disparaître, changer de nom, me faire oublier, qu’on ne m’appelle plus que Schmidt, Castella, Ramirez, Popov ou Cohen, qu’on me laisse répondre aux offres d’emploi  de chef de rang chez les manchots empereurs, qu’on me donne une licence pour vendre des bandanas aux réducteurs de tête, qu’on m’encourage à postuler comme garde-barrière dans l’ilot Gambier … Et même, poussé par le désespoir, que je passe un an dans un Relais Bleu de la Garenne-Bezons, en “all included”, avec carpaccio à volonté, abonnement au câble et accès Premium au club de philatélie local.

Mais je voyais mon entourage se délecter par avance de ma mise en boîte annoncée. Alors, je me résignais et je commençais à répéter mon prochain spectacle. Tant qu’à me tortiller en crépitant sur les braises devant un public hilare et battant des mains, je préférais descendre moi-même sur le grill plutôt que d’en voir d’autres battre l’estrade à ma place et tirer les marrons du feu pendant que je carbonisais devant la populace. Après tout, mes casseroles m’appartenaient. Je ne voulais pas en voir d’autres se goberger à bon compte de mon malheur en pataugeant dedans avec leurs grosses godasses. Je les tenais alors à distance en arguant de la légitimité de celui qui sait de quoi il parle car il y était. Camembert, Ducon : c’est moi qui perd, c’est moi qui raconte! Cette maigre autorité de la chose vécue consolait vaguement ma fierté bafouée. En attendant, je guettais la prochaine catastrophe qui redoublerait mon accablement et ma haine de moi.

Episodes précédents

1 - La relique
2 - Le distrait magnifique

Lire l'histoire dans la continuité

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