43 jours.
Un millier d’heures dans la ville lumière.
Me voilà touriste en mon pays, pendant plus d’un mois.
Je passe d’une capitale de moins de 500 habitants au kilomètre carré, à une autre de plus de 20 000.
A Reykjavik, chacun de mes déplacements m'offre une occasion au moins de saluer une personne rencontrée au cours de ces deux années dans la Baie des fumerolles. Enseignant de l’école des plus jeunes, ancien camarade de foot en salle, parent du club de Pablo… les probabilités de s’arrêter pour se parler restent quarante fois plus importantes là-bas, qu’ici.
À Paris, les chances de croiser une connaissance sont évidemment plus rares.
Chaque jour, je marche vers des visages inconnus. Gueules cassées, tristes mines, regards sombres : mes concitoyens se heurtent, se bousculent, s’évitent en grimaçant. Des milliers de destins pressés vont et viennent sans se sourire, dans le vacarme des décibels automobiles, les fracas assourdissant des bennes à ordures et des klaxons en colère. Je suis passé de la position de trappeur voûté, peinant à avancer, à celle de skieur urbain. J’ai troqué les vents violents de l’Islande pour les piquets de slalom sur deux pattes. Dans certains quartiers, marcher à Paris est devenu un sport.
Et puis chaque soir, je rentre dans ma maison provisoire.
Demeure impersonnelle et poisseuse, louée pour ce court séjour, par le biais d’une agence virtuelle, onéreuse et indélicate. Aucun numéro de téléphone pour les joindre. Confiant, je m’étais dit que cela devait révéler un soucis d’efficacité. Probablement n’étaient-ils que deux ou trois pour servir des milliers de clients heureux. A posteriori, je comprends que c’était avant tout un moyen efficace de s’éviter leurs manifestations d’énervement.
Malins les bougres.
Et la propriétaire fut à l’image de ses marchands de sommeil peu scrupuleux. Refusant d’entendre mes observations dépitées avec la mauvaise foi d’un pétomane d’ascenseur qui regarde ses voisins, l’œil courroucé, pour leur faire endosser la charge odorante.
Les petites forfaitures révèlent souvent les grandes fripouilles.
Mais qu’importe. Moi au moins, j’ai un toit. Alors je ferme ma gueule.
Donc, je rentre.
Dans la rue étroite, les odeurs disparates se succèdent au rythme des mes pas cadencés. Elles se libèrent plus ou moins douloureusement, à mesure que j’avance, telles les strates parfumées et successives du monde moderne. J’explore la ville en archéologue des sensations olfactives. Fumet d’un poulet en mode cuisson avancée, relents âcres d’un pipi séché, Eau de Cologne enivrante d’une vendeuse d’amour chronométré. La dame me fixe, l’œil roucoulant et la poitrine en émoi. Ses deux seins mats et globuleux sont exposés tels des joyaux mis en scène dans leur écrin de tissu coloré.
« Bonjour chéri. Tu viens ce soir ? »Comme à chaque fois, je décline son invitation en lui souriant courtoisement. C’est devenu une sorte de rituel. Je sais bien que demain encore, elle aura de l’amour à me vendre en me voyant passer.
Mais moi, demain, je n’aurai même plus de sourire à lui offrir.
Parce que je serai à nouveau sur mon île.