Ce matin, c’était un pur enchantement que de l’écouter. Antonio Lobo Antunes, dans l’auditorium du Monde, disait avoir voulu comprendre, en écrivant « Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone », comment la nuit se transforme en soleil. Disait aussi que l’océan infini reste inchangé devant lui. Et aussi qu’il se refusait à écrire des histoires. Mais alors quoi ? Des livres qui nous rendent malades… Pour l’occasion, cette lettre extraordinaire du 17 juin 1971, écrite à celle « sans qui il ne sait pas vivre » (extrait de « Lettres de la guerre »Ed. Christian Bourgeois) : «
Mon amour. Hier, j'ai terminé
la
première partie du «
Vol »,
j'ai commencé
la
seconde. Après plusieurs tentatives, je pense avoir trouvé ce qu'il faut. J'avance rapidement, à raison de plus de dix pages par jour: j'écris littéralement du matin au soir, dans une fièvre extraordinaire. J'ai relu et corrigé la première partie, qui est prête et emballée. Quand je la lis, elle m'irrite. Quand j'y songe, je l'aime beaucoup.
Où
se situe la vérité? La réalité c'est que, quand elle est rangée dans le tiroir, je lui vois beaucoup de qualités. Mais en la lisant, et malgré les terribles efforts que j'ai faits pour qu'elle soit parfaitement claire, je la trouve trop baroque. Est-ce dû à
la
hâte avec laquelle je
la
relis? J'ose espérer que oui. En vérité, pour le moment, je suis incapable de faire mieux. Tu verras et
tu
me diras. Le pire pour moi, c'est que l'écriture ne me donne aucun plaisir! Mais je ne peux pas m'en passer. Les douleurs de l'enfantement m'ôtent toute sensation de jouissance. Mais c'est encore pire si je n'écris pas. L’air me manque. C'est difficile à expliquer, mais
la
sensation de frustration est immense. Et sans m'en rendre compte, me voilà en train de coucher des mots sur le papier avec la tendresse qu'on met à coucher un enfant.
À
présent, mon obsession, c'est de me débarrasser de cette histoire le plus vite possible. Heureux Saroyan qui écrit en six jours! Je mets dans ce «
Vol »
tout le peu de savoir artisanal que j'ai acquis jusqu'à maintenant. Et je veux
le
terminer pour commencer autre chose. Je ne sais pas encore quoi.
À
mesure que les années passent, cette extraordinaire nécessité insolite augmente. Comme si j'avais
le
sentiment que le temps me manque. Je voudrais te récompenser pour l'amour et pour la tendresse que
tu
m'as donnés, pour la confiance que
tu
as en moi et que je doute de mériter. Tu sais,
la
question d'être bon ou mauvais, célèbre ou pas, ne se pose plus. Il ne reste que cette terrible nécessité de me débarrasser de mon immense fardeau de fantasmes. Car je bouillonne, littéralement, de mots. De phrases, d'idées. J'ai abandonné tout le reste. Je ne pense pratiquement à rien d'autre. Je ne sens que cette sorte de vessie qui, plus je la vide, reste plus pleine. Je pense être à présent mûr, et seulement maintenant, pour me consacrer exclusivement à l'écriture. Mais c'est un rêve impossible. Et je me suis déjà résigné à être un médecin décent, avec tout le travail que cela implique. Pardon pour ce long discours. J'ai l'impression d'avoir été ennuyeux avec ce long étalage de mon ego... Mais ce n'est qu'à toi que je raconte ces choses, car
tu
es ce que j'ai de plus précieux au monde. La seule chose qui me manquerait horriblement si je la perdais. Mais j'espère bien mourir, égoïstement, le premier, parce que je ne peux imaginer ma vie sans toi, et - en vérité - je ne sais pas vivre sans toi. Je t'aime. Antonio.
»