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Le soir venu, j'ouvre ta lettre. Je frissonne. Les rideaux sont tirés et un léger vent fait trembler la flamme de la bougie. Je suis nue, sur le canapé. L'enveloppe est posée sur mon ventre. Je déplie les feuillets et une myriade de petits papillons d'encre s'en échappent. Les arabesques de ton écriture dessinent le visage de mon messager. Absent, tu t'es démultiplié en mille petits mots qui prennent corps pour me séduire. Ils mordent ma chair. Chacun joue sa partie et me frôle et me murmure les ordres que tu leur as donnés. J'essaye des les attraper et ils filent se cacher au creux de mon cou. Tes pleins et tes déliés m'effleurent à revers et à rebours. "Imagine que..." et une vague de subjonctifs me submergent. Le subjonctif, c'est le temps de l'émoi, du possible suggéré, du présent frôlé. Tu me troubles. Je suis seule et pourtant je rougis comme si j'étais surprise. Il y a émeute de volupté.
Ta missive est un cheval de Troie. En décachetant le pli, je t'ai laissé entrer au coeur même de mon intimité. Ton verbe prend des libertés que je ne pensais pas t'accorder. Tu as pris possession de mes hanches et tes adjectifs dictent le tempo. Tes adverbes ne tolèrent aucun écart: soumise, il n'en faut pas plus pour qu'une incise profonde me fasse complètement chavirer. Tu affiles les virgules sans répit avant ces deux points qui me laissent haletantes, morte de désir ou en souffrance d'une caresse que trois petits points laissent sans complément. Tu es direct et indirect, tu me fais reine pour être mon sujet, mais je me demande qui est subordonnée. Tes relatifs ont des antécédents délicieux. Tu m'appelles par des noms propres et aussi par des noms communs, voire fripons, c'est divin. Jeux de mots, jeux d'aimants.
Oui, je n'ai plus aucun doute, tu es entré en moi par effraction. Tu as brisé la Porte des Voluptés. Où aurais-tu trouvé ailleurs tout ce savoir de moi dont tu joues mieux que moi? Tu as crocheté la serrure aux délices, avec mon plein consentement. Tu m'as dépossédée pour mon plus grand bien. Je ne pourrai pas déposer plainte: je n'ai pas d'alibi. Je suis ta complice et j'ai eu ma part du magot. Je dois dire que tu n'as pas été chiche.
Je deviens folle et je ne m'appartiens plus, je t'en veux de jouer ainsi de moi. Je ne te ferai jamais savoir tout le plaisir que me procure ta lettre. Ce sera un secret entre moi et ton ambassade de caresses soufflées. Je suis timbrée de toi; tu as toutes les priorités. Je froisse l'enveloppe de mes mains moites, me jurant de te faire payer cette délicieuse aliénation. Et quand je pense que tu as encore le culot de m'écrire "Au début était le verbe" alors que je suis à bout de souffle et que j'aspire à plus que tes mots! J'ai envie de toi et tu t'échappes dans cette fluidité colorée. J'en viens à ne même plus avoir besoin de te lire pour te suivre, je te précède dans tes désirs, c'est un courrier à quatre mains et deux soupirs.
Mais voilà que déjà je tourne le dernier feuillet au bas duquel je lis un je-t'aime et ton prénom, comme un retour au réel. Les dernières volutes d'encres continuent de m'enivrer, mais je commence à avoir froid et il se fait tard. Je me retrouve seule et surprise de ce festin épistolaire que tu m'as offert. Je me sens nue: le songe que tu m'as tissé s'est volatilisé, ta peau de mots ne couvre plus ma peau de chair. Suivant l'éclairage, je suppose qu'on ne devrait plus trouver la moindre surface de mon corps qui ne soit recouverte de tes baisers polysémiques. On admirerait ta composition: quasiment aucune rature. Un petit dérapage que je ne saurais sanctionner. J'aime l'exactitude avec laquelle tu fais usage de cette langue que tu maîtrises si minutieusement. Scrupuleuse à mon tour, je ne manquerais pas de t'indiquer en rouge dans la marge tes erreurs. Et j'exigerai de toi que tu recopies cent fois les mots soulignés, sur ton cahier d'exercices: moi. Tu ne perds rien pour attendre!
Peinture: Fragonard, le verrou.