Ce 12 octobre à 14h, au Conseil d’Etat, le rapporteur public Nicolas Boulouis prononcera des conclusions sur la requête en cassation du ministère de l’Immigration et du collectif Respect contre l’ordonnance “Tropic” rendue le 30 mai 2009 par le juge des référés du TA de Paris.
Elle avait suspendu à la demande de la Cimade le marché de la rétention dans son entier d’une part compte tenu du doute sérieux entachant les contrats qui n’assuraient pas suffisamment aux étrangers une « assistance juridique, concrète et immédiate » pour permettre l’exercice effectif de leurs droits en rétention et d’autre part parce que le ministère avait retenu la candidature du collectif Respect, aux moyens financiers « extrêmement limités » et qui « ne justifiait manifestement pas » de garanties techniques, financières et professionnelles suffisante (TA Paris 30 mai 2009, Cimade et Gisti-ADDE-Elena).
Or, selon le sens des conclusions transmis par le rapporteur public aux avocats (Me Masse-Dessen pour la Cimade; Me Roger pour le Gisti), l’ordonnance rendue par Mme Labarthe-Vacquier le 30 mai 2009 serait annulée.
La suspension de l’exécution du contrat portant sur lot n°5 (outre mer) attribué au collectif Respect serait confirmée jusqu’à ce que le tribunal administratif de Paris statue sur la demande en annulation du marché présentée par la Cimade d’une part, le Gisti, l’ADDE et Elena France d’autre part.
Enfin, et malheureusement, la légalité du reste du marché serait confirmée c’est-à-dire que dès notification de la décision du Conseil d’Etat, les autres prestataires ayant emporté des lots (c’est-à-dire pour moitié la Cimade et pour le reste, France terre d’asile, Forum réfugiés, Ordre de Malte et l’Assfam) pourraient investir les centres de rétention dans leurs lots respectifs.
C’est d’autant plus regrettable que la mobilisation récente contre les mesures d’éloignement des migrants évacués de la “jungle” de Calais démontre l’importance d’avoir une seule association de défense des étrangers dans l’ensemble des centres de rétention. En effet, s’il a été possible d’obtenir la remise en liberté par les JLD, les TA ou la Cour européenne des droits de l’homme de 139 des 140 migrants c’est parce que la Cimade a pu centraliser l’information sur le lieu de placement des retenus aux quatre coins de la France et, en collaboration avec les réseaux d’avocats de l’ADDE ou du SAF, organiser efficacement leur défense.
Rappelons brièvement les grandes étapes de ce contentieux - à rebondissement - du marché de la rétention que les lecteurs de Combats pour les droits de l’homme ont pu suivre depuis la création du blog en septembre 2008 (le premier billet était consacré au marché de la rétention: “Un coup de Jarnac pour baillonner la défense des étrangers en rétention” , CPDH, 8 septembre 2008).
- Etape 1 - Agacé par la Cimade, Brice Hortefeux veut “casser” son prétendu “monopole”
Lors de la remise du rapport de la commission Mazeaud en juillet 2008, l’ancien ministre de l’Immigration, Brice Hortefeux, avait annoncé vouloir « l’ouverture (…) à d’autres associations que la Cimade » afin d’« introduire de la diversité » et mettre fin à une « situation de monopole » (Le Monde 25 juillet 2008).
L’association œcuménique est présente en rétention, sur le fondement d’une convention avec le ministère des Affaires sociales, depuis 1984 et prestataire du marché de l’information juridique depuis 2003 (4,5 M d’euros, 2 300 places, 35 000 retenus par an).
A cette fin, le décret n° 2008-817 du 22 août 2008 modifia l’article R.553-14 du CESEDA en précisant que pour permettre l’exercice effectif de leurs droits par les étrangers retenus prévu à l’article L. 553-6 dudit code, le ministre de l’immigration « conclut » une convention « avec une ou plusieurs personnes morales » - et non plus avec « une seule association à caractère national » comme cela était prévu jusque là. Cette disposition limite aussi - curieusement - à « une seule personne morale par centre » cette intervention.
(v. “Défense des étrangers reconduits en rétention : un marché de dupes!”, CPDH, 22 septembre 2008; “A l’issue de son AG, la Cimade poursuit à l’identique son action en rétention“, CPDH 5 octobre 2008).
- Etape 2 - Les associations contestent le décret et le premier marché
Le 14 octobre 2008, sans la Cimade et à l’initiative du Gisti, de l’ADDE, de la LDH, du SAF et d’Elena France, le premier appel d’offres lancé fin août 2008 sera suspendu dès l’introduction du référé-précontractuel .
(”Marché de la rétention: le TA de Paris diffère l’appel d’offres controversé du ministère de l’Immigration“, CPDH, 14 octobre 2008).
Le 23 octobre 2008, à l’occasion de la remise des offres du premier appel d’offre, le décret fut contesté par la Cimade et 9 autres associations partageant son combat.
Le 30 octobre 2008, le juge des référés précontractuel annule ce premier appel d’offres en retenant que «compte tenu de l’objet du marché » que « la méthode de pondération des critères retenue » par le ministère conduisait à minorer la prise en compte de la qualification juridique des candidats. Pour le juge des référés,le ministre “était libre de choisir les critères d’attribution du marché dès lors qu’ils lui permettaient de déterminer l’offre économiquement la plus avantageuse” mais “ne pouvait, eu égard à l’objet du marché, n’accorder au critère de la qualification juridique des futurs prestataires qu’une pondération inférieure à 15 % en ne fixant, au surplus, aucun niveau quant au minimum de connaissances juridiques requis ; qu’ils sont, par suite, fondés à soutenir que compte tenu de l’objet du marché, le ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire n’a pas fixé des modalités pertinentes d’appréciation de la valeur technique des offres et a ainsi méconnu ses obligations de mise en concurrence“
(TA Paris, réf., 30 oct. 2008, n° 0816312, Gisti et a., Droit Administratif 2008, comm. 164, comm. L. Hugon et et N. Gardères ; AJDA 2009 p. 163, note J-D. Dreyfus).
Dans une communiqué de presse, le ministère de l’Immigration eut l’impudence de prétendre que l’annulation avait été prononcée “pour un motif de pure forme” alors que c’était le coeur même du marché qui avait été mis en cause.
- Etape 3- Le ministère publie un nouvel appel d’offres, de nouveau contesté par la Cimade et alii.
En décembre 2008, le ministère publia un second appel d’offres et attribua le 10 avril 2009 les 8 lots aux 6 candidats soumissionnaires (3 à la Cimade, et un pour chacun des autres prestataires : FTDA, Forum réfugiés, Ordre de Malte, Assfam, Collectif Respect).
L’Assfam avait reçu une rallonge de 450 000 euros de subventions fin 2008 du ministère. Le Collectif Respect était connu uniquement pour ses liens avec l’UMP et le pouvoir. L’attribution des lots correspondaient grosso modo aux prévisions (”Le marché de la discorde sur Rue 89 “, CPDH 18 décembre 2008; “Marché de la rétention: résultat de la mascarade (suite et pas fin?)” , CPDH 10 avril 2009).
Cet appel d’offres fut de nouveau contesté et donna lieu à une ordonnance de différé de la signature pour 20 jours (ord. 20 avril 2009, Cimade, ADDE, SAF: AJDA 2009 p. 796; “Marché de la rétention: nouvelle suspension provisoire par le TA de Paris (réf., 20 avril 2009) “, CPDH 20 avril 2009)
et à deux audiences homériques les 4 et 6 mai (”Marché de la rétention: les enjeux de l’audience de référé-précontractuel du 4 mai 2009″, CPDH 3 mai 2009).
Néanmoins, à l’issue de la seconde audience, le juge des référés du TA de Paris dût, pour respecter les droits de la défense des appelés en cause, reporter l’audience au 13 mai, soit après l’échéance du délai fixé par à l’article L.551-1 du CJA ( “Marché de la rétention: l’ordonnance de non-lieu du TA de Paris (13 mai) “, CPDH 14 mai 2009))
Le ministre de l’Immigration, contre l’avis de son avocat, signa les contrats le Dimanche 10 mai 2009 avec les 6 prestataires retenus, amenant le juge à conclure la procédure de référé précontractuel par un non lieu (ord. 13 mai) .
Mais, de la sorte, le ministre de l’Immigration n’a, en réalité, fait que « différer la solution à donner aux doutes juridiques pesant sur leur légalité », comme le soulignait le Professeur Paul Cassia (« L’aide juridique aux étrangers placés en centre de rétention : marché public ou grand bazar? », La règle courbe, 17 mai 2009) et a donc renforcé l’insécurité juridique de ses co-contractants.
C’est donc par une procédure de référé « Tropic » que la Cimade a obtenu le 30 mai la suspension des contrats litigieux
(”Suspension du marché de la rétention: une leçon de crédibilité juridique au ministre de l’Immigration”, CPDH 30 mai 2009)
Les motifs retenus par le juge des référés correspondent aux « réserves dans l’interprétation » du décret faites par le Conseil d’Etat dans sa décision rendue juste après.
- Etape 4 - Le Conseil d’Etat entre en scène: confirmation du décret, réserves convergentes avec l’ordonnance “Tropic”
S’agissant de la légalité du décret du 22 août 2008, le référé-suspension, introduit à l’occasion de la remise des offres du second marché, fut rejeté par le président de la section du contentieux, Bernard Stirn (CE, réf., 26 fév. 2009, Société [sic] Cimade et a., n°324859).
Prolongeant cette ordonnance, dans sa décision du 3 juin 2009 (n°321841), le Conseil d’Etat écarte les différentes critiques présentées par les requérants.
(”Décret du 22 août 2008 : le Conseil d’Etat rejette le recours de la Cimade et alii sur la rétention”, CPDH 3 juin 2009; AJDA 2009.1492, note J-D. Dreyfus; AJDA 2009, p.1773,
comm. F. Julien-Laferrière; JCP G 2009, n°36, 31 août 2009, 199, comm. V. Tchen. Voir aussi Serge Slama, “Centres de rétention : la mi-temps du contentieux de l’assistance juridique des étrangers retenus”, JCP A n° 27, 29 Juin 2009, act. 80).
Il juge notamment que la nécessité que les droits des étrangers placés en centre soient garantis dans les mêmes conditions sur l’ensemble du territoire « n’implique pas que les missions d’assistance à ces étrangers soient assurées par la ou les mêmes personnes morales sur l’ensemble du territoire national ». Il mentionne aussi que la loi ne prévoit pas que cette mission d’assistance « doit être réservée à des associations, ni n’interdit que cette activité, qui peut revêtir un caractère économique, soit dévolue au terme d’une procédure de marché public ». Le ministère pouvait donc valablement mettre en concurrence les personnes morales pour que cette mission soit assurée même si ce n’était pas une obligation (comme par exemple l’Anafé en zone d’attente de Roissy).
Mais dans la décision du 3 juin 2009, la Conseil formule des « réserves dans l’interprétation » confortant les motifs de l’ordonnance de suspension « Tropic » du juge des référés du TA de Paris.
Comme le note François Julien-Laferrière, “le Conseil d’Etat n’a pas donné pour autant carte totalement blanche au ministre de l’immigration pour le choix des intervenants” (AJDA 2009, p.1773, comm. F. Julien-Laferrière).
En effet, aussi bien au titre de l’urgence (compte tenu l’intérêt public qui s’attache à ce que soit assuré l’exercice effectif de leurs droits par les étrangers retenus) que du doute sérieux sur la légalité, le juge des référés a fondé la suspension des contrats sur le fait que les prestations objet du marché dès lors qu’elles ne comportent que des actions d’information, de mise à disposition de documentation et de tenue de permanences, « à l’exclusion de prestations d’assistance juridique en vue de la rédaction d’une requête » ne permettent pas d’atteindre, dans son intégralité, l’objectif fixé par le législateur à l’article L. 553-6 du CESEDA.
Or cette idée que le législateur a voulu assurer aux étrangers une « assistance juridique, concrète et immédiate » pour permettre l’exercice effectif de leurs droits figure également dans la décision du Conseil d’Etat. Pour estimer que l’article 5 du décret n’était pas entaché d’une incompétence négative il relève que le pouvoir réglementaire « n’a (…) pas entendu et ne pouvait d’ailleurs pas légalement limiter le contenu de cette convention à des prestations d’information ». Le décret, précise-t-il, « doit, au contraire, être compris, compte tenu de l’objectif poursuivi par le législateur (…) comme prévoyant que cette convention porte non seulement sur l’information mais aussi sur l’accueil et le soutien des étrangers, pour permettre l’exercice effectif de leurs droits ».
En ce sens, le professeur Carcassonne avait estimé que cette assistance juridique est « exactement équivalente à ce qu’est l’aide judiciaire » (Libération, 31 oct. 2008. V. “La rétention n’est pas un marché! Pour un boycott associatif sur le nouvel appel d’offres“, CPDH, 1er novembre 2008).
Le Conseil d’Etat retient comme seconde réserve que l’Etat ne peut conclure une telle convention « qu’avec des personnes morales présentant des garanties d’indépendance et de compétences suffisantes, notamment sur le plan juridique et social ». Or, le juge des référés avait retenu comme second motif fondant le doute sérieux que l’un des prestataires retenus, le collectif Respect, aux moyens financiers « extrêmement limités », « ne justifiait manifestement pas » de garanties techniques, financières et professionnelles suffisantes en violation des articles 45-I et 52 du code des marchés publics. Ce collectif, qui s’était vu attribuer le lot le plus difficile, celui d’outre-mer, était inconnu du secteur si ce n’est par ses liens avec l’UMP et le ministère de l’Immigration
Prenant connaissance de la décision rendue le 3 juin, le ministre avait estimé que le Conseil d’Etat « a clairement jugé que l’exercice des droits des personnes retenues n’impliquait nullement de confier [ces] missions (…) à une seule et même personne morale, contrairement à l’analyse constante de la CIMADE qui contestait la remise en cause de son monopole » et qu’elle « clôt définitivement le débat juridique sur la légalité de la réforme ». La Cimade a insisté quant à elle sur le fait qu’il « consacre une véritable mission d’assistance juridique »
(V. “Prix de “l’imbécile heureux né quelque part” à Eric Besson“, CPDH, 1er juin 2009).
Comme le notait Vincent Tchen, “l‘arrêt du 3 juin 2009 n‘a sans doute pas clos le contentieux de l‘assistance juridique des étrangers en instance de départ forcé. En prolongeant en juin unilatéralement la convention de la Cimade, le ministre chargé de l‘Immigration a peut-être dessiné les nouveaux contours de ce contentieux…”
Etape 5 - Prorogation provisoire du marché par avenant, cassation de l’ordonnance, fond devant le TA (tout ça pour ça)
Comme l’avait suggéré le juge des référés, le ministre a imposé, dès le 31 mai, à la Cimade un nouvel avenant prolongeant de 3 mois le contrat déjà prolongé à la suite de l’annulation du premier appel d’offres fin 2008.
4 des 5 autres associations retenues, réunies au sein d’un comité de pilotage depuis avril, ont trouvé cette solution de prolongation « raisonnable » et dans le sens de l’« apaisement » mais insistent sur « l’aspect préjudiciable pour elles mêmes » en demandant une indemnisation au ministère (communiqué Assfam, FTDA, Forum réfugiés, Ordre de Malte, 31 mai).
La Cimade a appellé elle-aussi à sortir « d’une logique de confrontation » (communiqué 3 juin).
Pourtant, dès le 30 mai, le ministre de l’Immigration a publié un communiqué annonçant que non seulement l’ordonnance de suspension « fera l’objet d’un pourvoi en cassation » mais aussi que si le tribunal annulait les contrats au fond « la cour administrative d’appel sera saisie » et même que ce n’est, in fine, que « si le Conseil d’Etat annule les marchés passés avec les 6 associations » qu’il se déclare « tout-à-fait ouvert pour étudier les motifs soulevés, et apporter les modifications nécessaires »
(”Cassation du ministère contre l’ordonnance “Tropic” du 30 mai suspendant les contrats”, CPDH 5 juin 2009)
Dans un rapport rendu public le 1er juillet 2009, la Cour des comptes s’est demandé si « un dispositif éclaté entre plusieurs intervenants par grandes régions (sera) être plus efficace et moins coûteux qu‘un dispositif national dès lors qu‘il est réellement souhaité conserver une vision d‘ensemble sur les conditions d‘assistance juridique » (C. Coroller, “La Cour des comptes contre Besson et pour la Cimade? “, Hexagone, 1er juillet 2009)
Des négocations durant l’été visant à faire cesser ces contentieux et à dégager une solution satisfaisante pour l’ensemble des intervenants dans ce dossier ont, semble-t-il, échoué.
On l’aura compris, dans ses conclusions sur la requête en cassation du ministère de l’Immigration et du collectif Respect contre l’ordonnance du juge des référés, le rapporteur public fait sienne la seconde réserve d’interprétation en confirmant que le collectif Respect n’avait pas suffisamment de compétences et de garanties pour que sa candidature soit retenue par le ministère.
En revanche, il ne suivrait pas le juge des référés du TA de Paris, Mme Labarthe-Vacquier, sur le fait que les contrats n’assuraient pas suffisamment l’accès effectif des retenus à l’exercice de leurs droits notamment par la rédaction des requêtes par le prestataire afin de leur permettre, dans des délais extrêmement brefs (48 heures) d’avoir accès au juge administratif.
Au bilan La Cimade conservera la moitié du marché (Lot 1 (Bordeaux, Nantes, Rennes, Toulouse et Hendaye et Lot 6 Mesnil-Amelot 1, 2 et 3 et Lot 4 : Nîmes, Perpignan et Sète) et sera sûrement la seule à pouvoir candidater et emporter le lot n°5 d’outre mer compte tenu de l’incapacité du collectif Respect à candidater.
Pour le reste, dès notification de la décision du Conseil d’Etat, s’il suit la conclusions de son rapporteur public, les autres prestataires pourront investir leurs lots respectifs - sûrement en obtenant une indemnisation de l’Etat pour les 4 mois d’incertitudes:
- Lot 2 (Lille 1 et 2, Metz, Geispolsheim) : Ordre de Malte
- Lot 3 (Lyon, Marseille et Nice) : Forum Réfugiés
- Lot 7 (Palaiseau, Plaisir, Coquelles et Rouen-Oissel) : France Terre d’Asile
- Lot 8 (Bobigny et Paris) : ASSFAM