Pendant la pause de midi je me suis rendu à la Chapelle Saint Roch (ici), à Lausanne, où
repose la dépouille de Jacques Chessex [photo tirée de la Tribune de Genève ici ]. A l'entrée, une phrase, du Louis Aragon que j'aime :
Il y a des nuits qui ne sont qu'une fenêtre sur l'aurore.
Dépassé le palier de l'entrée, il faut descendre pour atteindre la chapelle, où, pour la première fois, je me suis retrouvé tout seul face à l'écrivain vaudois, dans un
décor d'une grande sobriété, voire ascétique, à l'image de ses dernières années passées ici-bas. J'étais triste et heureux à la fois, triste à la pensée que l'ermite de
Ropraz reçoive, semble-t-il, peu de visites, heureux de bénéficier d'un tête-à-tête privilégié, en la seule présence de notre Créateur (1). Mais je suis bien sûr
qu'après-demain matin il y aura foule à la Cathédrale de Lausanne pour l'office religieux, en présence des personnalités...
C'est à Paris, hier, que j'ai appris les circonstances de son rappel à Dieu. Il est tout à fait providentiel - je ne crois pas au hasard - qu'il soit mort au milieu de livres, à la
bibliothèque publique d'Yverdon - au fond, comme Molière sur scène, pendant une représentation du Malade imaginaire - à la suite d'une
intervention verbale d'un médecin généraliste, qui, au lieu de lui garder la vie, lui aura déclenché involontairement la mort, en l'apostrophant violemment sur son soutien à Roman
Polanski. Ce perturbateur sera d'ailleurs parti, sans même attendre le début de réponse, faite par l'ancien professeur de lettres au Gymnase de la Cité de
Lausanne, avant de s'écrouler, victime d'un malaise cardiaque :
Ce généraliste ...généralise ! Je condamne fermement la pédophilie, une abjection, mais je distingue l'affaire du fait.
L'internaute sait, ou peut vérifier, que c'est en résumé ma position (voir mon article La justice américaine devrait clore le dossier
Roman Polanski ), même si je suis moins sévère que Jacques Chessex sur les circonstances de l'arrestation par les autorités suisses et que les arguments développés par lui,
deux semaines plus tôt (ici), ne sont pas tous miens :
Je suis effrayé que la Suisse se fasse le domestique, le valet des Etats-Unis jusqu'à faire arrêter un génie créateur. C'est inimaginable de stupidité et de
servilité! Tout ça pour une dette bancaire dans l'affaire d'UBS et des fonds en déshérence. Nous n'avons pas à nous agenouiller devant un Etat étranger qui décide à notre place d'une arrestation
(...). Nous donnons un sauf-conduit à une censure grotesque. Les événements sont peu clairs. De l'avis même de la victime, ils sont moins graves qu'on veut le croire. Je ne dis pas que le génie
justifie tout, mais un personnage de qualité universelle et la dignité esthétique de son oeuvre sont un contrepoids à une affaire minime. Nous traitons Polanski comme le voyou qu'il n'est
pas.
Après m'être recueilli et avoir prié pour son âme, d'une main tremblante d'émotion, avant de quitter la Chapelle Saint Roch, j'ai
écrit deux phrases dans le livre de condoléances qui, en substance, disent ceci :
Faute de nous être rencontrés en ce monde, j'ai bon espoir que nous nous rencontrerons dans l'autre. Car comme vous je crois en Dieu et l'art littéraire qui est
le vôtre est une preuve de son existence.
Je ne pensais pas devoir m'expliquer sur ces deux phrases, qui auraient pu tout aussi bien demeurer entre nous deux et n'intéresser que ses proches. C'était compter sans la présence de trois
journalistes, la première du Matin, la deuxième de la TSR, et la troisième de La Télé, qui n'avaient pas, à ce
moment-là, de visiteur à se mettre devant l'objectif et pour qui j'étais en quelque sorte une aubaine.
C'est ainsi que j'ai été amené à expliquer ce que j'étais venu faire aujourd'hui pendant la pause de midi et à développer le pourquoi de ces deux phrases.
Quand j'avais 20 ans, je souhaitais rencontrer Jacques Chessex dont j'avais lu avec enthousiasme Portrait des Vaudois et surtout Carabas et
m'entretenir avec lui pour le compte d'une revue d'étudiants de Neuchâtel. Malheureusement je devais faire chou blanc à mon premier appel téléphonique. Demandant à Pierre
Favre, alors Directeur de Publicitas, d'intervenir, je me suis fait jeter encore plus vivement lors d'un deuxième appel. Deux années plus tard je
devais l'apercevoir au Café romand, place Saint François, à Lausanne. D'une timidité maladive je n'ai pas osé aborder le récent lauréat du prix Goncourt. Mais je garde
encore aujourd'hui l'image d'un homme massif à la moustache inoubliable.
Finalement je n'ai jamais rencontré Jacques Chessex sinon dans ses livres, que je n'ai pas tous lus - j'en ai tout de même lu une bonne vingtaine. N'étant pas le moins du monde
rancunier je ne lui en ai pas voulu de m'avoir jeté sans explications. Après tout il était plus naturel que je m'intéresse à lui que le contraire. Je le considère, même si ma pudeur se trouble
parfois devant certaines crudités qu'il sait si bien décrire, comme un grand écrivain touché par la grâce de Dieu, dont le style a évolué avec le temps et de rabelaisien s'est fait cristallin.
Quand l'occasion m'a été donné de parler de ses livres je l'ai fait bien volontiers, sans concession, mais avec admiration, et, notamment, dernièrement sur ce blog (voir mon article "Un Juif pour l'exemple", de Jacques Chessex ).
C'est pourquoi je lui dis :
Adieu et rendez-vous dans l'au-delà !
En attendant je compte bien continuer de me repaître avec délice des nourritures terrestres qu'il nous laisse.
Francis Richard
(1) Il semble que la Chapelle Saint Roch ait reçu la visite de quelques dizaines d'admirateurs anonymes cet après-midi (ici).