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Mozart condamné

Publié le 14 octobre 2009 par Jlhuss

 immigrants.1255416414.jpg Je n’aime pas qu’on abîme les hommes”, dit notre pilote-écrivain, grand défricheur de sables, franchisseur de mers, braveur de vents, pisteur d’étoiles, vibrant relieur de continents et de consciences. Né à lui-même en 1926 dans l’omnibus qui le conduit à l’aéroport de Toulouse pour son premier courrier ;  abattu  dans son Lightning par la chasse allemande, le 31 juillet 1944, avec la Méditerranée pour tombe ; toujours passionné de ce que l’argent n’achète pas,  toujours portant sur les lieux et les êtres la tendresse d’un regard inquiet : tel est l’auteur du Petit Prince, de Vol de Nuit, de Terre des hommes, notre “Saint-Ex”, plus familier qu’un viel ami. Bien loin  des moralistes en chambre, c’est dans l’expérience professionnelle, au coeur de l’action vibrante qu’Antoine de Saint-Exupéry puise ses leçons de vie. Dans cette page, nous le trouvons non pas pilote essayant une trouée dans les nuages à bord de son Simoun,  mais reporter pour Paris-soir, fin avril 1935, cherchant la dignité humaine dans un  train de nuit filant vers l’Est.  

J’ai voulu visiter la patrie en marche où je m’enfermais pour trois jours, prisonniers pour trois jours de ce bruit de galets roulés par la mer, et je me suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides. Les voitures de premières étaient vides.

Mais les voitures de troisième abritaient des centaines d’ouvriers polonais congédiés de France et qui regagnaient leur Pologne. Et je remontais les couloirs en enjambant les corps. Je m’arrêtais pour regarder. Debout sous les veilleuses, j’apercevais dans ce wagon sans divisions et qui ressemblait à une chambrée, qui sentait la caserne ou le commissariat, toute une population confuse et barattée par les mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncé dans les mauvais songes et qui regagnait sa misère. De grosses têtes rasées roulaient sur le bois des banquettes. Hommes, femmes, enfants, tous se retournaient de droite à gauche, comme attaqués par tous ces bruits, toutes ces secousses qui les menaçaient dans leur oubli. Ils n’avaient point trouvé l’hospitalité d’un bon sommeil.

Et voici qu’ils me semblaient avoir  à demi perdu qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques, arrachés à la petite maison du Nord, au minuscule jardin, aux trois pots de géranium que j’avais remarqués autrefois à la fenêtre des mineurs polonais. Ils n’avaient rassemblé que les ustensiles de cuisine, les couvertures et les rideaux, dans des baquets mal ficelés et crevés de hernies. Mais tout ce qu’ils avaient caressé ou charmé, tout ce qu’ils avaient réussi à apprivoiser en quatre ou cinq années de séjour en France, le chat, le chien et le géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.

Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait endormie. La vie se transmettait dans l’absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne pesant et nu comme une pierre. Un corps plié dans l’inconfortable sommeil, emprisonné dans les vêtements de travail, fait de bosses et de creux. L’homme était pareil à un tas de glaise. Et je pensai : ce même homme et cette même femme se sont connus un jour et l’homme a souri sans doute à la femme ; il lui a sans doute, après le travail, apporté des fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle, le femme sûre de sa grâce, se plaisait peut-être à l’inquiéter. Et l’autre, qui n’est plus aujourd’hui qu’une machine à piocher ou à cogner, éprouvait ainsi dans son cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir ? Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ?

Et je poursuivais mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné.

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes , 1939

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Arion


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