Comment une entreprise de fonctionnaires (à 70%), dirigée par un ex-haut fonctionnaire (Didier Lombard), peut-elle être conduite comme une multinationale privée ? Manifestement, l’équation est impossible. Soit il fallait créer une société privée ex-nihilo et laisser s’éteindre le monopole d’État doucement (c’est la méthode chinoise), soit il fallait privatiser également les employés en les dédommageant pour la perte de leur statut de fonctionnaire et en laissant le choix aux autres de se recycler dans d’autres domaines de la fonction publique. La France technocratique, formatée depuis tout enfant à être « bon élève », a les travers scolaires du modèle : rationaliste, hiérarchique, langue de bois. Incapable de communication humaine.
Il suffit d’aller sur le site de France Télécom et d’y lire, sous le titre très communicant de « Responsabilité », tout un panégyrique en faveur de la nouvelle entreprise durable du capitalisme de demain : « Dans le contexte économique actuel, notre démarche de responsabilité sociale d’entreprise est plus que jamais au coeur de notre stratégie business. Nos priorités peuvent se résumer en trois mots : inclure, préserver, être attentif. Notre démarche de responsabilité d’entreprise et de développement durable contribue fortement à la performance globale du Groupe en favorisant la création de valeur à long terme : elle nous permet de mieux maîtriser nos risques, elle nous pousse à innover et nous permet de saisir les opportunités de croissance liées aux nouvelles attentes de la société. Elle contribue aussi à optimiser nos modes de fonctionnement internes pour nous rendre plus efficaces. Nous avons défini une stratégie ambitieuse pour devenir l’opérateur de télécommunication leader en matière de responsabilité sociale d’entreprise d’ici à 2012. » Or France Télécom, c’est aujourd’hui « exclure, gâcher, ne pas faire attention » - le slogan de « l’irresponsabilité ». En témoigne ce 25e suicide (pour l’instant).
Sauf que le capitalisme appliqué n’est même pas celui d’aujourd’hui – l’anglo-saxon préoccupé de rentabilité – mais celui d’hier : le capitalisme prussien de la technique d’abord (et l’intendance suivra…). Didier Lombard, né en 1942, devrait laisser la place aux jeunes : à 67 ans, que comprend-on du monde actuel ?
Surtout lorsqu’on a été élevé dans les principes saint-simoniens du productivisme d’après-guerre : Polytechnique, Sup Télécom. Et qu’on a fait toute sa carrière à Paris, dans les ministères : CNET, Agence Française pour les investissements internationaux, Directeur Général des stratégies industrielles au Ministère chargé de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Un technocrate d’État, que peut-il savoir des hommes ? Ils ne sont, par formation rationaliste et par habitus ministériel, que des « fonctionnaires », des pions qui fonctionnent, obéissent aux règlements, attendent les ordres d’en haut. Qu’on les mute pour les faire bouger ! Qu’on les stresse pour augmenter leur productivité ! Qu’on les dresse les uns contre les autres pour leur faire rendre service… « Ceux qui pensent qu’ils vont pouvoir continuer à être sur leur sillon et pas s’en faire tranquille, se trompent », disait-il à Lannion justement.
Didier Lombard est probablement un homme sympathique avec ses pairs, collègue solide et bon père de famille. Je ne le mets pas en cause à titre personnel. Mais il est le symbole d’une certaine France technocrate, archaïque, qui ne veut pas passer la main tout en étant inadaptée au monde d’aujourd’hui.
Car que demande-t-on à une entreprise désormais ? De produire de la belle technique très chère que personne ne sait vendre (comme Concorde) ? De pressurer les coûts et les salariés jusqu’à la rentabilité maximum « exigée » des fonds de pension et autre capitaux spéculatifs ? Mais non…
On demande désormais à une entreprise d’être au service de la société. Ce qui signifie de ses clients, de son environnement et de ses employés. C’est cela le « capitalisme durable » qu’achètent les Warren Buffet et autres gourous avisés de la finance. Pas ce que les traders boutonneux – formatés maths – achètent et vendent avec levier au gré des infos ou – mieux ! – des rumeurs qu’ils lancent eux-mêmes sur la Toile quand les infos ne vont pas assez vite.
Il faut lire la Charte déontologie de France Télécom, en ligne avec ce nouveau capitalisme là. Il y est clairement stipulé, dans le paragraphe « le dialogue avec nos parties prenantes » que : « La concertation avec nos parties prenantes est un élément central de notre démarche de responsabilité d’entreprise. Pour identifier les attentes de la société, nous menons des échanges réguliers avec les principaux groupes suivants : clients et associations de consommateurs, actionnaires et investisseurs, collaborateurs et partenaires sociaux, fournisseurs, pouvoirs publics et collectivités locales, ONG et monde associatif. Nos filiales dans les principaux pays mènent aussi des actions de concertation locale et conduisent des études visant à mieux comprendre les attentes de leurs parties prenantes. »
Ce n’est pas de la com’ de saluer les salariés à la descente d’avion. Ni de ne pas les recevoir pour cause d’emploi du temps serré. Ni de leur préférer les journalistes. Même si l’exemple vient d’en haut, ce n’est pas avec de la com’ qu’on gère une entreprise. C’est en faisant bien son métier, au service – non de l’État ni des puissants au pouvoir ! – mais de ses clients et de sa collectivité de travail.
Qu’attend donc la firme pour appliquer ses propres règles ?
Qu’attendent donc les actionnaires pour exiger des dirigeants une politique en accord avec cet aspect durable de la gestion et de la production, seule à même d’assurer des dividendes réguliers sur le long terme ?
Qu’attend donc le management, manifestement incapable par culture d’écouter, de voir et de faire lorsqu’il s’agit de ses salariés, pour passer la main ?
Je ne suis pas marxiste, comme pourraient le laisser croire les trois notes (critiques) sur Marx parues cette semaine. J’ai fréquenté longtemps la bourse, les clients et les entreprise pour préférer l’efficacité capitaliste au service des libertés bourgeoises.
Mais je suis révolté : par l’incurie satisfaite des arrogants d’État. Par le rationalisme inepte, le hiérarchisme archaïque, la com’ théâtrale de société de Cour des hauts-fonctionnaires qui, l’âge venu, se sentent de jouer à la marchande !
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