Juste, il y a ces choses qui glissent sous le regard mais que je n’arrive pas à dire : les mots les manquent. Les choses simples ne sont pas celles qui se laissent le plus simplement nommer. Elles ont leur intensité ramassée, leur épaisseur enfouie, leurs drames. Que reste-t-il de dicible du monde qui s’incline lorsque le matin je pousse la moto pour rejoindre le collège ? Les rues sont vides à peu près d’abord, sombres, et j’abandonne quantité de gens à leur sommeil en passant la porte pour me rapprocher de ceux qui, là-bas, déchargent les camions ou se dirigent vers la bouche du métro. La route luit de l’humidité de la nuit sous le phare. Je tourne à droite deux fois, aborde le boulevard alors que quelques maraichers, encore rares, commencent de débarquer leurs étales. Je prends à droite la descente sinueuse là où le grand immeuble bleuté comme d’un promontoire veille les pentes, le fleuve en bas, jusque les grands ensembles sur les reliefs en face que l’on aperçoit à cet instant. La route est grasse et je négocie lentement les virages à gauche, à droite à gauche encore, à droite, accélère en ligne droite alors que les murs de soutènement dans le rétroviseur s’éloignent. Je traverse le rond-point, sort à droite en surveillant les voitures qui arrivent, longe le quai avant d’emprunter la passerelle métallique. La bruine fait sur la vitre du casque des petits cercles que les phares des voitures démultiplient et difractent. Alors tout est incertain des haubans du pont, des piétons qui de leurs pas cadencés font osciller le tablier. Moi, encore tout confus du sommeil de la nuit, bercé presque par cette houle. Plus tard je remonte le périphérique, engouffre au tunnel et m’y aspire comme en s’appuyant sur les yeux on se fait une sorte de vortex hypnotique. Le temps presque s’arrête dans ce mouvement souple. Je pense à un moment très futuriste d’un film de Wong Kar Wai. Le clignotement des lampes du tunnel. Du corps, ne sont en éveil que les parties actives, yeux, mains, pied gauche (celui des vitesses). Le reste s’efface à la pensée, reste absent à soi-même. Dans le sommeil le corps se dissout dans la nuit et il faut quelque temps pour le réunir, le rassembler. Je tombe deux vitesses à l’entrée de la bretelle d’autoroute, accélère progressivement et sort de la courbe. Devant se dessine la perspective de l’autoroute. Parfois une rafale de vent couche un peu la moto et je maudis en moi-même l’heure matinale, le froid qui s’insinue, le vent, la pluie, les cours à donner. Je désespère. Mon amertume dépend du froid et de la fatigue qui certainement impriment leur tonalité au décor. Ciel de plomb, buissons et arbustes gorgés d’eau froide à l’haleine morbide, angle morne de quelques industries. Toujours je regarde sur la gauche après les voies un talus rainuré et moulé par la pluie. Dernièrement il a été refaçonné par ajout de terre, les herbes qui le coiffaient ont été enfouies. Les tamaris ont perdu leur teinte rose de fin d’été. J’essaie de faire le moins de prise possible au vent qui s’engouffre dans mon col et dans mes manches. Me laisse bercer par les vibrations du moteur. Je regarde mais ne pense plus : un gros œil projeté à travers la pluie, aveuglé parfois par les lueurs de phares, retenu brièvement par la silhouette d’un pont. Un peu comme dans les gravures de Redon. J’entends le silence brièvement lorsqu’au passage d’un pont la pluie, une seconde, ne tombe plus sur moi. Je capture du regard quelques images, mais le reste fuit, demeure un monde visuel dont aucun mot ne peut témoigner, qui s’inscrit et s’infuse sans que l’on puisse en reconvoquer autre chose qu'une impression ténue, un trouble. Presque il n’en reste qu’un creux.