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L'art de la jauge (3) L'Illuminé, le Palimpseste et le Cynique

Publié le 24 octobre 2009 par Olivier Beaunay

On trouve dans la typologie des bons patrons une singulière série de qualités plus ou moins antinomiques, qui dépendent des tempéraments plus souvent que des circonstances, et qui montrent l'intérêt, dans le management aussi, d'une certaine diversité naturelle.

Dans un monde obscur, instable et menaçant, l'Illuminé apporte la lumière. C'est pourquoi il est en particulier utile dans les réunions tardives. D'ailleurs, si on le poussait un peu, il adorerait parler dans le noir pour faire concurrence à l'électricité (l'Hyperactif a parfois une tentation analogue, sous l'angle de l'énergie, mais la refreîne mieux, sûr que son activisme lui fera tôt ou tard faire un pas de trop dans un pas de porte et que, comme l'ont bien diagnostiqués les spin doctors de Fox News, l'incident l'emportera toujours sur la démonstration). L'Illuminé ne se contente pas de voir, il trace une Voie que ses Adeptes ne découvrent qu'en Chemin quand ils croyaient l'avoir un peu inventée eux-mêmes. Car, dans son omniscience, l'Illuminé est aussi un grand meneur d'hommes qui sait bien que l'hypothèse désopilante de Descartes (*) vaut tout de même mieux que la sentence animalière de de Gaulle. De la profondeur de cette vision, il arrive que l'Adepte ne revienne pas. Cela favorise le boulot des DRH dans le domaine de la motivation mais peut aussi, du coup, compliquer le comptage des effectifs. C'est pourquoi il faut, à côté de l'Illuminé, un DRH à l'aise aussi bien dans le planificage stratégicateur que dans le boulot de base.

Super Manager aime à se passer de l'article défini "le". Il a en effet toujours considéré que ce n'est pas à l'article de définir, c'est à lui. Super Manager aime à débarquer au beau milieu des situations désespérées, qui étaient surtout désespérées de ne l'avoir pas encore vu. Avec lui, on passe illico de l'amphigouri à la synecdoque, mais cette rhétorique nouvelle ne se paie pourtant pas de mots : elle procède de l'action et s'illustre par l'exemple. Ce qui compte, c'est l'alignement des figures et leur contribution ordonnée à la réussite du Tout. "Rien de ce que font vos mains ne m'est étranger" aime-t-il à faire comprendre. Il n'est expert d'aucun savoir - il ne connaît même pas le rôle pourtant majeur joué par le Lactobacillus Bulgaricus dans la transformation du lait en yogourt, sans même parler de la différence entre fission spontanée (quand une bombe atomique vous tombe dessus par hasard) et fission induite (lorsque cela suit une altercation avec un voisin) -, mais il n'en a cure : tête de gondole ou explosion atomique, l'essentiel c'est d'arriver au résultat le plus efficacement possible. D'ailleurs, il sait où ça coince et il appuie là où ça fait mal. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas un pincement éthique lorsque la fabrication du yogourt bulgare affame le producteur de lait des Rhodopes : au contraire, Super Manager a une authentique grandeur d'âme, c'est juste que cela ne nous regarde pas. En tout cas, avec Super Manager, ça dépouille.

Ce n'est pas que le Super Manager soit très extraverti, mais le Palimpseste est tout de même comparativement plus effacé. Le Palimpseste ne paie pas de mine : avec lui, il arrive même que des farfadettes se moquent de ses chaussettes au lieu de se concentrer sur ce qu'il dit - ce qui, quoique ne volant pas très haut, donne malgré tout la mesure du personnage. Le Palimpseste, en effet, préfère attaquer les sujets au ras des pâquerettes : pour les cîmes, on verra plus tard. Il prend les choses dans l'ordre et, passé l'effet de surprise, ou de déception éventuelle, cette approche méthodique n'apparaît dénuée ni d'efficacité, ni de pédagogie. A l'instar du Super Manager, le Palimpseste n'est pas un expert et ne la ramène donc pas davantage à tout bout de champ. Sa force précisément, c'est de ne pas avoir d'idées arrêtées et donc, d'être à l'écoute. Bref, on peut écrire dessus : si c'est bon, il prend ; si c'est mauvais, c'est mieux de rectifier le coup d'après, surtout si le collaborateur a une famille à nourrir. Le Palimpseste ne fait pas d'esbrouffe : c'est un gars plutôt simple et généralement assez facile d'accès. Il est néanmoins préférable de ne pas trop le pousser dans ses retranchements ou alors uniquement avec le modèle Palimpsieste après le déjeuner et sans parler trop fort.

Même au repos, on voit bien que le Guerrier est un guerrier. Rien à voir avec la Brute pourtant : quand le fantasme de la brute, c'est de zigouiller jusqu'au dernier de ses collaborateurs pour montrer l'exemple sur le terrain de l'augmentation des coups, le Guerrier se sacrifierait pour sauver les siens. L'un est un suisse, l'autre un Samouraï. De fait, le Guerrier aime le combat, il est d'ailleurs taillé pour. Il est donc préférable avec lui d'avoir quelques rudiments d'escrime pour lui donner un coup de main, les jours de fronts multiples. Le Guerrier ouvre en effet toujours plusieurs fronts à la fois, faute de quoi il s'ennuie. Il créerait même de faux ennemis si sa passion du combat ne lui en créait pas suffisamment comme ça. Avec le Guerrier, on peut fatalement être amené à couper des têtes aussi. Mais c'est pour l'Honneur.

Le Cynique se raréfie. C'est dommage. A ses côtés, on apprend à penser contre les évidences de l'époque, ce qui nous change du blabla ambiant. Avec lui d'ailleurs, pas de baratin - seulement une confidence ou deux de temps en temps, qu'il distille à mesure qu'il donne sa confiance, ce qui lui coûte toujours un peu. Il est souvent cultivé, voire très - et modeste en plus, ce qui constitue toujours un mélange redoutable. C'est un conservateur et un humaniste : pour lui, Lampedusa a commis le traité managérial majeur à côté duquel les élucubrations de Peter Drucker apparaissent comme d'aimables plaisanteries pour bizuths attardés. Il a l'humour grinçant. Ça surprend un peu au début, puis on s'y fait et, bientôt, on ne peut plus s'en passer. Il ne faut pas passer des années auprès d'un Cynique, mais enfin il est assez utile d'en avoir côtoyé un ou deux.

Le Débonnaire se fait rare, lui aussi, dans une époque qui préfère le formatage au style. Et pourtant il aurait réhabilité l'entreprise auprès d'un cénacle de trotzkystes à lui tout seul, avec gourmandise, par un mélange savoureux de malice et d'engagement. Le débonnaire est tout en rondeurs : ce n'est pas qu'il ait du talent pour les relations humaines, c'est qu'il aime les gens et qu'il leur consacre une bonne partie de son énergie. Sa bonhomie ne vas pas sans générosité ; mais elle ne se confond ni avec la complaisance - il a le sens de la justice -, ni avec la mollesse - il a de l'autorité. Pour lui, l'entreprise, c'est d'abord une collectivité humaine et l'élément d'une communauté plus vaste. Avec lui d'ailleurs, on finit par ne plus très bien savoir où s'arrête l'une et où commence l'autre. C'est un meneur d'hommes lui aussi, moins visionnaire mais plus convivial. Et c'est un politique né qui s'est retrouvé là mi par accident, mi par scepticisme. Bref, le débonnaire apporte à l'entreprise ce qu'elle ne sait plus quantifier mais qui lui rapporte tant : un supplément d'âme.

Nous voilà, de nouveau, bien avancés.

(*) "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".


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