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Complexe de la Baie des Citrons: quelle démarche pour faire la ville sous le soleil ?

Publié le 26 octobre 2009 par Servefa

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication n'ont pas leur pareil pour diffuser à vitesse grand V toutes sortes d'amuseries ou d'évènements insignifiants. Mais parfois aussi, servent-elles à propager l'indignation, le questionnement, l'étonnement: pour faire débat. Il n'est pas question dans ce billet de cet étudiant en droit qui a soulevé la France électronique pendant quelques semaines, mais d'un projet hôtelier cinq étoiles en lisière de la Baie des Citrons, dans les quartiers sud de Nouméa. Ce projet, présenté dans cet article du quotidien calédonien , propose l'aménagement d'une lagune, le prolongement de la plage, le remblaiement d'un platier, et la réalisation d'une digue de plus de 200m.

Le projet (dont le plan est ici ) se situera sur le platier nord de la Baie des Citrons

A peine paru l'avis d'enquête publique, les associations de protection de l'environnement n'ont pas manqué de s'interroger sur les impacts du projet pour le lagon et une plage des plus populaires, quand d'autres s'offusquent de la bétonisation du littoral et du surchargement d'une baie des citrons déjà bien défigurée. Ce billet n'a aucunement pour objet de prendre position dans ce débat, ni d'offrir un quelconque regard sur le projet du promoteur Kalinowski. Ce qui m'amène à écrire ici sur un sujet aussi polémique, ce qui n'est pas sans indélicatesse au regard de ma position, c'est l'étonnement de voir que pour l'aménagement d'un lieu aussi populaire que la Baie des Citrons les autorités compétentes usent d'une approche de l'urbanisme aussi directive que la gestion administrative d'un projet qui n'est porté à connaissance du public qu'en catimini, par l'intermédiaire d'un avis d'enquête publique nécessaire pour toute autorisation par la Province Sud de construire sur le littoral. Un simple encart dans le journal donc, pour passer l'information. On aurait voulu passer le projet en filou qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Au delà de la critique qui peut-être portée à cette démarche, essayons d'en comprendre les fondements dans l'approche de l'aménagement de la cité.

Pour cela, commençons par un peu de théorie sur la planification des villes dans l'histoire récente des villes. Les auteurs Jenkins, Smith et Wang (1) estiment que trois grandes approches de l'urbanisme se sont succédées chronologiquement (sans jamais se supplanter totalement): une première approche que les auteurs nomment "planning by design" mais que j'appelerais pour ma part l'approche Sim City avec une planification comme activité de conception, une seconde plus élaborée ayant pour but la prise de décision rationnelle dans un système complexe, et une troisième, où la construction de la ville se fait en tant que négociation entre des intérêts divergents. Allons un peu plus dans le détail.

La planification comme activité de conception (approche Sim City / planning by design)

Ici, le territoire de la ville est considéré comme un espace à construire (ou reconstruire), à moderniser, à modeler. Des professionnels, vus comme étant des "experts neutres", élaborent ainsi des plans directeurs qui décrivent avec précision l'affectation des sols, les activités et développements proposés, et les infrastructures. L'objet de tels plans est la disposition harmonieuse des fonctions dans un double souci de maîtrise de la croissance urbaine (ainsi que sa gestion à travers les programmes de logements sociaux) et d'embellisement de la ville. Les collectivités publiques appliquent ainsi d'autorité leur plan directeur et leurs décisions d'aménagement (ce que les anglais appellent "blueprint approach"). Il s'agit de la pratique de l'urbanisme que la Nouvelle-Calédonie suit encore largement, avec notamment les Plans d'Urbanisme Directeurs, mais aussi, l'imposition à la population de décisions (soi-disant) purement techniques ayant pour objet la modernisation de l'espace urbain. Dans ce contexte, la démarche, occulte, pour l'autorisation de construire le complexe de la Baie des Citrons apparaît-il tout à fait naturel (mais nous verrons plus tard que le discours du promoteur, dans l'article sus-cité des Nouvelles Calédoniennes, conduit à une approche plus systémique de l'urbanisme).

Mais cette façon de faire la ville a suscité de nombreuses critiques, en particulier dans son application dans les anciennes colonies, notamment du fait que les efforts des professionnels y ont souvent été plus portés sur l'élaboration du plan en lui-même que sur ses effets, que le focus a été porté sur les questions spatiales et d'utilisation du sol plus que sur les enjeux sociaux, économiques ou environnementaux, cela conduisant à la réalisation d'un plan rigide, immédiatement obsolète, ayant peu de relation avec les dynamiques de changement, que les collectivités ont été incapables de reconnaître l'importance de l'habitat spontanné (comme les squats en Nouvelle-Calédonie) et les enjeux pratiques associés à ce type de logement avec de facto des normes occidentales inadaptées aux populations indigènes (ce qui conduit à une non-appropriation et à des coûts de gestion au final très élevés, les tours de Saint Quentin sont un bon exemple pour illustrer ce point). Mais aussi parce que le contrôle de l'utilisation effective du sol a souvent été déficient, d'autant que le regard porté sur la croissance urbaine est négatif, avec parfois un déni de cette dernière (catastrophique quand cela conduit à minimiser les évolutions démographiques pour planifier les futurs logements, mais, à la lecture du numéro 102 de la revue municipale, Nouméa ne se situe pas dans cette dynamique) et que les analyses liées aux besoins économiques de la ville sont absentes de la réflexion. Enfin dans une telle pratique la coordination entre les urbanistes, les chargés de budget, les intérêts des décideurs politiques, et les autres organismes impliqués (comme les opérateurs de logements sociaux) est généralement très pauvre, d'autant que le statut des urbanistes dans les organisations des collectivités publiques est souvent subordonné à d'autres services ayant des objectifs différents. Il est ainsi possible de se demander si, quand bien même il est dans l'intérêt des décideurs d'avoir un plan, il est réellement à leur avantage que celui-ci soit complètement appliqué.

Mais cette approche, bien qu'encore largement exploitée (d'aucuns y voit du corporatisme de la profession des urbanistes et d'autres du techno-bureaucratisme) s'est toutefois vue, en particulier dans les pays développés, adjointe une autre vision, complexe, voyant la ville comme un système de sous-systèmes qu'il faut comprendre pour éventuellement en modifier la trajectoire. Ainsi, dans son entretien aux Nouvelles Calédoniennes, le promoteur du complexe de la Baie des Citrons, Monsieur Kalinowski, argumente-t-il de l'importance de son projet en faisant appel d'une approche systèmique en mettant en avant les retombées économiques et sociales du futur resort.

La planification comme prise de décision rationnelle (systems planning)

Cette deuxième approche est celle qui est en train d'être (partiellement) mise en place dans le Grand Nouméa et s'articule autour de six instruments d'intervention. La posture ici n'est pas, comme dans le cas précédent, celle de l'ingénieur ou de l'architecte face à un territoire à construire, mais celles d'un ensemble de politiques publiques à mettre en oeuvre pour orienter le développement de la ville. Il ne s'agit plus de la modifier directement, mais d'en comprendre le fonctionnement pour en cerner la trajectoire et si besoin, la modifier.

- le plan structurel (structure planning): il s'agit d'élaborer un plan complexe et complet prenant en considération l'ensemble des dynamiques, à l'échelle régionale, et non plus locale, afin de répondre aux enjeux en matière de socio-économie, d'environnement, de logement, et de système des déplacements, ce dernier se voyant d'ailleurs considéré comme un élément central. Cette démarche transversale et inégratrice est reprise dans le Grand Nouméa par adaptation deux outils de planification français: le Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT appelé dans le Grand Nouméa le SCAN) et le Plan de Déplacements Urbain (PDU, ici nommé PDAN). On remarquera que l'approche française s'appuie sur un troisième outil extrêment important, et pourtant manquant dans l'agglomération nouméenne, le Programme Local de l'Habitat (PLH).

- l'approche projet (action planning) qui consiste à élaborer des solutions concrètes pour répondre à des difficultés bien connues. Ainsi, nous avons là des opérations coup de poing, à court terme, et ponctuelles. Le risque de telles opérations est bien sûr d'avoir un projet isolé répondant très ponctuellement à une problématique sans en voir les racines mais l'avantage est bien de ne pas se perdre en conjecture, de ne pas attendre de développer des instruments complexes pour diagnostiquer une réalité qui ne l'est pas moins, et d'avoir une action effective sur le terrain. Lorsque la ville de Nouméa modifie son plan de circulation pour répondre à une problématique de déplacements au niveau de l'agglomération, nous nous situons dans ce type d'approche.

- la gestion foncière (land management) via le développement d'outils fonciers, telles des agences de banques de terrains. En effet, les capacités limitées à fournir des terrains ou logements pour les populations les plus défavorisées conduit à la construction de bidonvilles et la question foncière est donc centrale. Toutefois, l'agence internationnale "Urban Management Programme" (UMP) pousse l'Etat à se désengager du marché immobilier argumentant que le marché constitue le meilleur moyen d'allouer le sol et le plus efficace. On peut aussi remarquer que les politiques d'utilisation du sol souffrent souvent d'un manque de coordination entre les urbanistes et les ingénieurs en infrastructures, ces derniers influençant pourtant, dans la pratique, très fortement les choix de localisation en habitat. Ainsi, une politique prometteuse consiste à associer les deux approches pour une utilisation du sol guidée par les infrastructures (guided land development). Une telle approche fait cruellement défaut dans le Grand Nouméa.

-  la coordination institutionnelle (institutionnal coordination) afin de faire face à la fragmentation de la planification urbaine. En effet, en plus de la coordination entre les différents paliers (communes, province, gouvernement et état), il faut compter sur la coordination entre communes et avec différentes structures (comme le FSH, Transco, l'OPT, etc.), certaines villes doivent de plus travailler avec de nombreuses ONG et agences internationnales sur leur territoire. Cette coordination est souvent rendue difficile du fait de moyens de communication déficients, d'intérêts concurrents et de compétition entre les organismes. Cela a conduit à la création de pouvoirs métropolitains supralocaux, que financent les grands bailleurs internationnaux (dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, la France, via notamment les contrats d'agglomération) qui tendent à être peu imputables vis-à-vis de la population, peu transparents, et éloignés des aspirations des citoyens, d'autant que les bailleurs internationnaux, dans des logiques libérales poussent à l'élaboration de partenariats public-privé, dans une volonté d'efficience de la fourniture de services, avec des contrats souvent délicats à maîtriser. Voilà bien des risques à éviter pour la création d'une intercommunalité dans le Grand Nouméa, avec de nombreux écueils (déjà entraperçus notamment dans la fourniture de différents services comme la gestion des déchets ou l'adduction en eau potable).

- le développement économique (economic development planning) comprend l'importance grandissante des villes dans l'économies d'un pays. Cela conduit certes à des réflexions pour plus d'efficience dans la gestion de l'urbain afin de favoriser les entreprises, mais aussi dans des opérations de promotion dans de véritables opérations marketing. Le projet de la Baie des Citrons s'insère, dans une certaine mesure, dans cette dynamique afin de créer une image valorisée de Nouméa, et de la Nouvelle-Calédonie, à l'international et plus particulièrement dans la zone Asie-Pacifique. C'est d'ailleurs un des principaux arguments des défenseurs du projet.

- la gestion environnementale urbaine (environmental urban management) doit faire face aux pollutions grandissantes dans les villes, notamment due aux transports, mais aussi aux déchets, à la destruction de la végétation, etc. Les moyens d'y parvenir sont encore limités, d'autant que les politiques environnementales, à l'échelle de la ville comme d'un pays, induisent une régulation du monde économique qui souhaite lui s'affranchir des coûts environnementaux de production. Cette gestion s'oppose donc, a priori, et à court terme, au développement économique décrit précédemment.

Nous voyons ici que dans l'approche systèmique de planification de la ville, plusieurs sous-systèmes sont en opposition. Cela a conduit dans les années 90 à ne plus voir la ville comme le produit d'une décision rationnelle, mais comme le fruit d'une lutte entre groupes d'intérêt. Il me semble que la polémique naissante sur le complexe de la Baie des Citrons répond des prémisses d'un nouveau type de planification comme produit d'une négociation.

La planification comme négociation (planning as negociation) 

Dans cette démarche, il est postulé que les décisions qui conduisent à faire la ville ne sont jamais neutres: elles sont socialement construites. Ainsi les valeurs qui prévalent dans les décisions sont toujours relatives à celui qui les prend, ce qui rend ces dernières discutables et contestables. Dans cette approche, la planification de la ville n'est pas au-dessus de la société mais constitutive de la réalité sociale. Les planificateurs (les urbanistes, ingénieurs, économistes, etc.) sont ainsi parties prenantes dans le débat public sur les priorités de développement. Il convient tout de suite de remarquer que cette approche peut s'incorporer dans une approche de type systèmique, ainsi, en Grande-Bretagne, les plans de structures ou les approches projets sont-ils l'objet d'audiences publiques pendant la conception des programmes et projets. Les projets locaux, comme le complexe de la Baie des Citrons, se prêtent d'ailleurs particulièrement à ce type de démarche, alors que les plans de structure à l'échelle intercommunale connaissent dans la pratique des consultations moins accessibles au public, car souvent très formelles et procédurales, et difficiles à cerner. Ainsi, seuls les groupes d'intérêts qui ont les moyens de se défendre sont représentés. Aux Etats-Unis les échecs de l'approche systèmique rationnelle ont conduit à développer l'advocacy planning (je ne sais vraiment pas comment traduire cela, advocacy signifie plaidoyer) où des urbanistes (en fait des advocacy planners) sont chargés de représenter des groupes d'intérêt habituellement exclus des processus de conception et de décision. Au Royaume Uni cela s'est traduit par la volonté de l'Etat de faire la promotion de la participation du public. Mais on peut aussi penser que naturellement la construction de la ville est un processus négocié entre les élites à travers des mécanismes clientélistes. Ainsi, la consultation du public pourrait être instrumentalisée pour une démocratie participative de façade. Mais dans un contexte aussi éduqué que celui du Grand Nouméa de telles manipulations pourraient être perçues et décriées. Ainsi, la polémique qui nait sur le complexe de la Baie des Citrons illustre que la population souhaite sortir du schéma paternaliste où quelques élites bien-pensantes élaborent la ville pour (et à la place de) les habitants.

Le projet hotelier de la Baie des Citrons mérité d'autant plus de débat, de négociation, de discussion, qu'il pose des questions fondamentales. Ainsi, il est possible de se demander pour qui Nouméa doit être conçue, à qui appartient les décisions qui font cette ville ? Les promoteurs, les touristes, les populations défavorisées, la classe moyenne, les périurbains ? Et ici, plus spécifiquement: une ville doit-elle être construite pour plaire aux touristes (potentiels) avant de satisfaire sa propre population ? Malheureusement par la démarche qui est choisie, conforme aux vieux réflexes de la planification comme processus de conception, les autorités publiques refusent de poser ces questions et kidnappent en quelque sorte la construction de la cité des mains des citoyens. Pourtant, la ville de Nouméa, et son agglomération, aurait tout à gagner à profiter de l'intelligence collective du débat public. Par exemple dans le projet de la Baie des Citrons, il serait possible d'imaginer des modifications du projet qui en permettent une meilleure intégration et appropriation par la population. Mais il semble que de telles démarches paraissent encore bien étrangères au Grand Nouméa où les vieilles méthodes paternalistes perdurent. Jusqu'à quand ?

François Serve

(1). Sauf mention contraire, l’écriture de ce billet est fortement inspirée de l’ouvrage décrit ci-dessous (et en particulier de son chapitre 6). L’anglophonie de cet ouvrage explique les nombreuses références en anglais entre parenthèses, afin de donner le choix au lecteur de traduire au mieux les notions utilisés par les chercheurs.

JENKIN, P. et al. Planning and housing in the rapidly urbanising world, Routledge, 368p, 2007.


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