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A propos du nouveau roman d' Amal Sewtohul (Ile Maurice).

Par Ananda





C’est un roman pour le moins étrange : détournant les formes reconnues du roman de formation, jouant avec les règles de la narration classique, comme l’enchâssement des récits, il dit aussi nos plus extrêmes modernités et la créolisation dont elles sont la marque, à partir des mythes les plus lointains de la tradition hindouiste. Il rappelle aussi combien les littératures insulaires offrent du monde une vision décentrée, tant elles sont fondées sur des sources complexes.


Sanjay, jeune mauricien orphelin dès l’enfance, connaît les stades successifs d’une initiation reçue presque par inadvertance, voire dans l’indifférence : élevé dans le désamour de ses oncles et tantes, il est le disciple de plusieurs gourous, à Maurice, puis se retrouve employé chargé de la comptabilité d’un commerce de riz. C’est là qu’il fait la rencontre d’une dame allemande quelque peu excentrique, frau Beate, qui l’adopte, et l’emmène avec lui à Berlin.
Il y découvre l’Allemagne de l’ère du post-communisme, y rencontre l’amour avec Agnès, avant que frau Beate ne l’emmène accomplir une dernière mission dans l’Himalaya, à proximité du Mont Kaïlash, cette montagne inconquise qui est, selon la tradition, la demeure de Shiva et de Pârvatî. C’est là que, pendant une année, Sanjay reçoit réellement l’initiation. L’épilogue le montre faisant retour à Maurice, en compagnie de son épouse Agnès, et de leur fils, Hans.

C’est surtout le récit d’une quête de soi, à la fois dans l’attention la plus extrême à la forme que prend la succession des événements qui dessinent le labyrinthe d’une existence, et le jeu subtil que prend le sens même de cette construction hasardeuse. Mais le projet n’est pas de s’envoler, tel Icare, dans l’espace azuréen, dans une élévation qui pourrait elle aussi s’achever dans le désastre : la révélation du mont sacré conduit bien au contraire à l’acceptation de l’intériorité, et de la modénature intime : les ombres et les lumières que rencontre Sanjay sont bien celles de son propre labyrinthe spirituel.

Le roman est ainsi subtilement travaillé par un double registre : celui de la traversée des espaces et des temps, de l’île Maurice à l’Inde, en passant par l’Allemagne, d’un être que tous les événements qu’il subit pourraient contraindre au renoncement ; celui des histoires et des cultures, qui alimentent sans relâche la prégnance d’images et d’apparitions qui le hantent, en particulier le retour dans les rêves de la figure de la Grande Mère.
C’est surtout une manière de dire le monde et la modernité depuis une extériorité qui n’est que fortuite, tant les occidentaux justement sont travaillés par leur propre ethnocentralité que les tenants des théories racialistes avaient cherché paradoxalement à fonder dans l’ailleurs, notamment les massifs himalayens.
C’est ce retour sur l’histoire – frau Beate a conduit une expédition nazie à la conquête du mont sacré en 1940 et en a permis l’échec – , comme sur celui de l’ouverture de l’Europe après la chute du mur de Berlin que vient réinterroger la trame du roman.

Dans une très large mesure, c’est bien le récit de nos modernités que le roman conduit avec une très grande subtilité, mais aussi dans une distance souvent ironique. Le personnage de Sanjay le reconstitue en de larges séquences, d’une amplitude majestueuse et éprise des détails : un pré en fleurs dans Berlin, la visite d’un poisson contre la coque d’une barque à Port-Louis, les traces d’une antilope ou d’un lynx dans la neige tibétaine, en même temps que s’accomplit la montée vers la sérénité, et la perception du temps, lorsqu’il n’est plus contrôlé par les agendas. Sanjay doit sans cesse tenir les deux rênes de la monture qu’il est pour lui-même : « une partie de lui errait dans les grandes solitudes glacées de l’esprit, et l’autre était plongée dans l’océan des sens et des émotions ».
Progressivement, la perception de cette séparation est transformée, alimentée par la réflexion constante, et particulièrement celle que porte la poésie que Sanjay découvre passionnément, dans les bibliothèques, en même temps que l’amour : « ces deux parties de lui-même étaient comme les couples qui voyagent : le jour, ils se querellent à propos de la route à prendre et du choix du restaurant, mais le soir, ils font l’amour dans une auberge. (…) Plus il lisait, plus il découvrait, au loin, des pics bleutés à grimper
La véritable posture moderne consiste ainsi à prêter attention aux antinomies et à dépasser le caractère figé des croyances. Le salut est à ce prix.

Ce double registre, on l’aura compris, est mis en perspective par la quête spirituelle du personnage : du monde des superstitions parfois incompréhensibles, à un espace dénué de croyance, et se démenant dans une quête culturelle désordonnée, à Berlin, Sanjay se déprend progressivement de l’absence de sens, retrouvant, par delà les scintillements de la connaissance, qui aboutit le plus souvent à réduire le divin à une formule sans âme, la conscience aiguë du temps, et de son passage : « Tous les matins du monde sont sans retour ». Ce qu’il fonde dans cet aphorisme en apparence banal est bien plus important qu’il n’y paraît : le mal n’est pas la caractéristique propre de telle ou telle culture, il appartient cependant à sa source.
Il serait inconvenant de tenter une quelconque réparation, réduite le plus souvent à une oblitération du sens même de cette culture. L’enseignement le plus ancien apprend seulement à s’en déprendre, mais au prix d’un long effort qui peut prendre la voie de l’ascèse, et qui met en difficulté la représentation littéraire.

Pour le lecteur qui ne chercherait pas à déplacer son regard vers les écoles du bouddhisme, le livre peut paraitre obscur, comme semble le confirmer le silence de la critique à son égard. C’est au contraire un roman qui interroge nos propres opacités et nos propres silences, dans une composition serrée qui sait cultiver le décentrement et le déplacement, jusque dans la cocasserie. Il nous rappelle que le véritable pli qu’imprime à l’existence la quête de la surhumanité est bien la seule reconquête de notre humanité.


Yves CHEMLA



Source :
http://www.culturesud.com/


».

Amal Sewtohul, Les Voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des anciens mondes



Amal Sewtohul, Les Voyages et aventures de Sanjay





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