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Cohn-Bendit est passé. Affaire Perreux, les mauvais jours finiront-ils devant la Cour de Strasbourg? (Conseil d’Etat, Ass., 30 octobre 2009, Emmanuelle Perreux)

Publié le 02 novembre 2009 par Combatsdh

Plus de 30 ans après son adoption, l’Assemblée du Conseil d’Etat a abandonné, à l’occasion de l’affaire « Perreux », la jurisprudence « Cohn-Bendit » (CE, Ass., 22 décembre 1978, Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit, n°11604) en reconnaissant - enfin - à tout justiciable le droit de se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires.

Il saisit l’occasion de cette affaire de discrimination syndicale à l’encontre de la présidente du Syndicat de la magistrature dans l’accès à un poste à l’ENM, sans reconnaître qu’elle est constituée en l’espèce, pour définir les modalités d’administration de la preuve dans le cas où il est allégué qu’une décision de l’administration est empreinte de discrimination. L’enjeu est de concilier les exigences résultant des principes constitutionnels de droits de la défense et celles du mode d’administration de la preuve en matière d’égalité de traitement des personnes dans le cadre du droit communautaire.

Ainsi par un curieux clin d’oeil de l’histoire la jurisprudence forgée en 1978 lorsque le ministre de l’Intérieur refusa d’abroger l’arrêté d’expulsion de l’ancien leader de mai 1968 a été abandonnée à l’occasion d’une affaire où une syndicaliste aurait été discriminée.

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Combats pour les droits de l’homme a été le premier blog à annoncer l’imminence de l’abandon de la jurisprudence Cohn-Bendit sur la base des conclusions Guyomar (CPDH le 21 octobre 2009).

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Dans cette affaire, la HALDE avait été saisie, entre 2005 et 2008, par des membres du Syndicat de la magistrature pour discrimination syndicale lors du recrutement de chargés de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM). Par trois délibérations en date du 15 septembre 2008, la HALDE avait constaté que le ministère de la Justice avait fait barrage à des candidats en raison de leur appartenance syndicale (voir les recommandations reproduites ici dont celle concernant Emmanuelle Perreux).

Dès octobre 2006, Mme Perreux avait demandé au Conseil d’Etat l’annulation de l’arrêté du 29 août 2006 portant nomination, à sa place, d’une autre magistrate en qualité de chargée de formation à l’ENM à compter du 1er septembre 2006, en invoquant au soutien de sa requête tendant à démontrer l’erreur de droit, le bénéfice des règles relatives au partage de la charge de la preuve fixées par l’article 10 de la directive n°2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 relative à l’égalité de traitement dans l’emploi, dont le délai de transposition expirait le 2 décembre 2003 - c’est-à-dire antérieurement à la date de la décision attaquée.

Cette disposition n’a été transposée de manière générale que par l’article 4 de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Dans ce contexte, le Conseil d’Etat va abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit en reconnaissant l’effet direct de dispositions inconditionnelles et précises des directives passé le délai de transposition (1°) et en définissant des modalités spécifiques d’administration de la preuve lorsqu’il est allégué qu’une décision en empreinte de discrimination (2°).

1. Reconnaissance de l’effet direct des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive passé le délai de transposition

Rappelons que le Conseil d’Etat avait jugé dans l’affaire Cohn-Bendit que « les directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel ».

Depuis, il n’avait jamais totalement renoncé à cette jurisprudence (pour une application récente, CE 28 décembre 2005, Syndicat d’agglomération nouvelle ouest Provence, n° 277128, au Lebon). Il avait néanmoins considérablement atténué la portée de cette jurisprudence en reconnaissant la possibilité d’invoquer par la voie de l’exception la contrariété de dispositions de droit interne qui servent de fondement à l’acte individuel à une directive suffisamment précise - y compris si l’incompatibilité résulte d’une loi ne comportant par la disposition exigée par la directive (CE, Ass., 30 octobre 1996, Cabinet Revert et Badelon, n° 45126) et même si s’interpose une « règle nationale applicable », c’est-à-dire la jurisprudence administrative  (CE, Ass, 6 février 1998, Tête, n° 138777 ; CE Sect., 20 mai 1998, Communauté de communes de Piémont de Barr, au Lebon).

La jurisprudence Cohn-Bendit apparaissait depuis longtemps peu compatible avec les exigences de la jurisprudence de la Cour de justice sur « l’effet utile » des directives (CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn, n° 71/74 ; CJCE, 5 avril 1979, Ratti, n° 148/78). Ainsi par exemple la CJCE a jugé que l’article 6 de la directive de 1964, celui-là même qu’invoquait Daniel Cohn-Bendit, avait un effet direct (CJCE 16 déc. 1974, Rutili).

En outre, la possibilité pour les directives d’avoir un effet direct a été reconnue non seulement par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 30 mai 2005, Bosphorus c/ Turquie, § 93) mais également par le Conseil constitutionnel, qui a considéré que certaines directives pouvaient comporter des « dispositions inconditionnelles et précises » (Cons. const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 9).

Pour abandonner la jurisprudence Cohn-Bendit, le Conseil d’Etat va, dans le prolongement de la jurisprudence Arcelor-Atlantique (CE, Ass. 8 février 2007 ), rappeler que la transposition en droit interne des directives communautaires « est une obligation résultant du Traité instituant la Communauté européenne » et « revêt, en outre, en vertu de l’article 88-1 de la Constitution, le caractère d’une obligation constitutionnelle »

Pour « chacun de ces deux motifs », insiste-t-il, il appartient au juge national, juge de droit commun de l’application du droit communautaire, « de garantir l’effectivité des droits que toute personne tient de cette obligation à l’égard des autorités publiques ».

C’est pourquoi il rappelle que « tout justiciable peut en conséquence demander l’annulation des dispositions règlementaires qui seraient contraires aux objectifs définis par les directives et, pour contester une décision administrative, faire valoir, par voie d’action ou par voie d’exception, qu’après l’expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les directives » (v. notamment CE, 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la natur e, au Lebon ;  CE 28 septembre 1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France, au Lebon).

Mais surtout, franchissant enfin complètement le « rubicon » le séparant de la jurisprudence de la Cour de justice, mais aussi de celles de la Cour constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht, 2° Senat, 8 avril 1987), italienne (Consiglio di Stato, section VI, arrêt du 14 avril 2008, n° 1596) ou de la Cour de cassation (Cour cass., Civ. 1ère, 23 novembre 2004, n° 03-10636 ; Cour cass., Ch. com., 7 juin 2006, n° 03-1511):

«qu’en outre, tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires ».Néanmoins, en l’espèce, utilisant la réserve figurant au §5 de l’article 10 de la directive (« 5. Les Etats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 aux procédures dans lesquelles l’instruction des faits incombe à la juridiction ou à l’instance compétente. »), il estime que « tel est l’office du juge administratif en droit public français ». Dès lors il dénie l’effet direct des dispositions de l’article 10 devant la juridiction administrative.

Cette position, qui vise à exonérer artificiellement le juge administratif du régime de partage de la charge de la preuve issu des directives relatives à l’égalité de traitement, est d’autant plus critiquable qu’au moment où la décision a été adoptée (en 2006) le législateur avait déjà transposé et appliqué au juge administratif un régime équivalent de partage de la charge de la preuve s’agissant des discriminations selon l’origine nationale et l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie ou une race (article 19 de la loi du 30 décembre 2004 créant la HALDE NB : au cours du débat parlementaire le législateur avait expressément écarté la non application aux juridictions administratives).

Par la suite, la loi du 27 mai 2008, il est vrai postérieure aux faits d’espèce, applique également le régime de partage de la charge de la preuve aux juridictions administratives. Seules les juridictions pénales en sont exonérées afin de respecter le principe constitutionnel de présomption d’innocence (article 4 de la loi du 27 mai 2008 : « Toute personne qui s’estime victime d’une discrimination directe ou indirecte présente devant la juridiction compétente les faits qui permettent d’en présumer l’existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le présent article ne s’applique pas devant les juridictions pénales » ).

Le Conseil d’Etat va néanmoins s’efforcer de définir les modalités d’administration de la preuve afin de concilier, dans le cadre de son office, respect des droits de la défense et le respect du régime spécifique de preuve en matière d’égalité de traitement issu du droit communautaire.

2. Un mode d’emploi de l’administration de la preuve lorsqu’une décision de l’administration est empreinte de discrimination

Après avoir admis l’intervention du Syndicat de la magistrature au soutien de la requête de sa présidente, le Conseil d’Etat relève, dans un considérant de principe, que, « de manière générale, il appartient au juge administratif, dans la conduite de la procédure inquisitoire, de demander aux parties de lui fournir tous les éléments d’appréciation de nature à établir sa conviction ; que cette responsabilité doit, dès lors qu’il est soutenu qu’une mesure a pu être empreinte de discrimination, s’exercer en tenant compte des difficultés propres à l’administration de la preuve en ce domaine et des exigences qui s’attachent aux principes à valeur constitutionnelle des droits de la défense et de l’égalité de traitement des personnes ».

En pratique, il estime :

-   qu’il appartient d’abord au requérant qui s’estime lésé par une telle mesure de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte à ce dernier principe :

-   il incombe ensuite au défendeur de produire tous ceux permettant d’établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ;

-   qu’enfin, la conviction du juge sur le caractère discriminatoire de la décision se détermine au vu de ces échanges contradictoires et qu’en cas de doute, il lui appartient de compléter ces échanges en ordonnant toute mesure d’instruction utile.

Ces modalités ressemblent dans l’articulation des premiers temps du raisonnement à celui du droit communautaire (v. par exemple CJCE, 27 octobre 1993, Enderby, C-127/92 ; CJCE, 10 juillet 2008, Feryn, C-54/07 : “30 L’article 8 de la directive 2000/43 précise à cet égard qu’il appartient à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement dès lors que des faits permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. L’obligation d’apporter la preuve contraire, qui pèse ainsi sur l’auteur présumé d’une discrimination, n’est subordonnée qu’au seul constat d’une présomption de discrimination dès lors que celle‑ci est fondée sur des faits établis”).

Le Conseil d’Etat y ajoute néanmoins un troisième temps propre à l’office du juge administratif, compte tenu du caractère inquisitorial du procès administratif.

Mais est-ce conforme à la jurisprudence de la CJCE? et à la volonté du législateur en 2008 de soumettre le juge administratif aux exigences de partage de la charge de la preuve inscrit dans les directives communautaire relatives à l’égalité de traitement?

Appliqué en l’espèce, il remarque :

-   que, pour alléguer du caractère discriminatoire, la requérante se fonde sur des éléments de fait, tenant tant à la qualité de sa candidature qu’à des procédures antérieures de recrutement.  Ces éléments de fait sont corroborés par une délibération de la Halde du 15 septembre 2008 versée au dossier par des observations présentées par la Haute autorité en application de l’article 13 de la loi du 30 décembre 2004 (esquissant donc un statut des observations présentées par la Halde alors qu’il était ambigu dans l’affaire El Haddioui du 10 avril 2009 voir le commentaire de G. Calvès, AJDA 2009 p. 1386)

-   que, néanmoins, si ces éléments peuvent ainsi faire présumer l’existence d’une telle discrimination, il ressort des pièces du dossier et, notamment, des éléments de comparaison produits en défense par le Garde des sceaux, que la décision de nommer l’autre magistrate plutôt que la requérant au poste convoité repose, selon le Conseil d’Etat, « sur des motifs tenant aux capacités, aptitudes et mérites respectifs des candidates ».

Il juge en effet que la préférence accordée procédait « d’une analyse comparée des évaluations professionnelles des deux magistrates » et des appréciations que comportait l’avis motivé par la commission de recrutement mise en place par l’école ; qu’elle était également en correspondance avec les critères fixés préalablement dans la description du poste publiée par l’école, tenant au fonctionnement et aux caractéristiques de l’équipe pédagogique, ainsi qu’aux capacités linguistiques requises par ses missions internationales.

Ce choix, même s’il n’était pas celui du directeur de l’école, doit être regardé comme ne reposant pas sur des motifs entachés de discrimination et n’est, dès lors, entaché d’erreur de droit ni entaché d’erreur manifeste d’appréciation.

Pour le Conseil d’Etat l’affaire Perreux n’est donc pas l’« affaire Barel » (CE Ass. 28 mai 1954) de l’ENM à la différence de la récente affaire El Haddioui pour un concours de police (CE 10 avril 2009, n° 311888).

Au regard du constat dressé par la Halde, il n’est pas certain que cette décision satisfasse la présidente du Syndicat de la magistrature

L’arrêt d’Assemblée « Perreux » pourrait donc connaître une suite devant la Cour européenne des droits de l’homme.

En attendant les paris sont lancés pour savoir s’il va éclipser l’arrêt Cohn-Bendit dans le GAJA de MM Long, Weil, Braibant, Denevois et Delvolvé…

anniversaire-300-ex-gd-format-858ff.1257177023.png Conseil d’Etat, Ass., 30 octobre 2009, Emmanuelle Perreux, n°298 348

Actualités droits-libertés du 2 novembre 2009 par Serge SLAMA

logo_credof.1226680711.jpg

  • v. “Cohn-Bendit, c’est fini”, La règle courbe, 30 octobre 2009.
  • v. le film “les mauvais jours finiront” pour les 40 ans du Syndicat de la magistrature

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