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Daniel Cordier, Alias Caracalla

Publié le 03 novembre 2009 par Edgar @edgarpoe

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Jean Moulin est mort et après avoir lu ce livre on a l'impression d'avoir perdu un ami. C'est sans doute le plus bel hommage que Daniel Cordier pouvait lui rendre. La Gestapo n'a pas fait tuer que le chef de la Résistance en France, elle a torturé un homme courageux, amateur d'art et de peinture, lecteur assidu, républicain pas tiède.

Après ces plus de 900 pages, l'impression qui reste est celle d'une oeuvre très originale.

  Cordier a déjà écrit deux biographies de Jean Moulin, l'une en trois tomes et l'autre abrégée. Ici, pas de mise en perspective, pas de recul apporté par l'histoire : il s'agit du quotidien de Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, de juin 1940 à juin 1943. L'histoire s'arrête après l'arrestation de Moulin, comme si le quotidien de Daniel Cordier n'avait été qu'un décor pour la vie du grand homme, sans utilité par la suite.  

La méthode du journal a l'avantage de plonger le lecteur dans le bain de l'histoire à la même vitesse que le personnage : du jeune étudiant bordelais en révolte contre l'ordre (républicain) établi, au soldat à l'entraînement sur le sol britannique puis au secrétaire plongé au coeur des querelles internes à la résistance, tout s'enchaîne assez vite.

On est donc longtemps décontenancé par les querelles entre les diverses branches de la Résistance. D'autant plus qu'on a auparavant découvert l'infinie misère du quotidien des résistants : rendez-vous à l'aube, relevé de boites aux lettres incessants, rencontres à la sauvette. La trivialité semble dominer dans les tâches de tous les jours.

Pourtant, Cordier est précis et l'on finit par se repérer dans les conflits internes aux forces résistantes, et à comprendre en quoi ils reflètent également les querelles qui sont faites, notamment par les américains, à de Gaulle.

On rencontre Raymond Aron en camp d'entraînement en 1940 (furieusement antigaulliste dès 1940) et des anonymes extrêmement divers, des communistes aux maurassiens : la défaite a fait réagir de façon similaire des gens opposés. En sens inverse, Cordier résistant retrouvera brièvement d'anciens amis maurassiens, devenus miliciens au service de l'occupant. Belle leçon sans doute sur les limites des étiquettes partisanes.  

Cela donne par exemple un dialogue qui confine au surréalisme, au camp de Delville, en Angleterre, qui prépare au combat les premiers free French :

"Au cours de la conversation, je lui demande s'il connaît Bécassine au Pays Basque. Cette bande dessinée poétique était le mythe de mon enfance. Sur le lit, en face de moi, Léon, un jeune paysan breton affairé à lustrer ses chaussures en chantonnant, se redresse au nom de Bécassine et m'apostrophe vivement : " Qu'est-ce qu'elle t'a fait Bécassine ? Elle t'emmerde !" Je proteste, mais il réplique avec violence : " Tu as tort de croire que les Bretons sont des cons, ils sont plus intelligents que toi.

- Je n'ai jamais dit ni pensé que les Bretons ne sont pas intelligents.

- Tu parles de Bécassine, c'est la même chose. Tu méprises les Bretons, c'est une invention de Juifs comme toi pour ridiculiser les Bretons ! Les Bretons vous emmerdent, et ils vous le prouveront.

- Mais je ne suis pas juif.

- Peut-être, mais tu es parisien, c'est la même chose. On vous aura."

Conclusion désabusée de Cordier : "Jamais plus durant la guerre je n'évoquerai ma chère Bécassine..."

 Donc en 1940, Cordier part de loin : antisémite d'extrême-droite, il s'enrôle dans la France libre néanmoins. Il termine la guerre républicain et sensible aux idées de gauche. Il doit cette conversion progressive au choc de situations odieuses, mais aussi à de multiples discussions, y compris avec Jean Moulin, républicain et franc-maçon, qui a été collaborateur de Pierre Cot, ministre du Front populaire.

Ce que l'on aime dans ce livre c'est qu'au coeur des tensions les plus extrêmes, incertains de leur avenir, Cordier et Moulin, devenus non pas amis, Moulin étant plus âgé que Cordier, mais proches, se passionnent pour des sujets autres. Ainsi, Moulin offrant un ABC de la peinture à Cordier : "Les écrits des peintres sont inestimables. Même quand ils esquissent une théorie, c'est le fruit de leur expérience. Sérusier a vécu à Pont-Aven, et Gauguin lui doit tout. Ca crève les yeux".

Plus tard.

Moulin : "...Les grands artistes de l'art moderne nous aident à déchiffrer le monde dans lequel nous vivons. A Paris, nous avons la chance d'être les contemporains de Braque, Kandinsky, Matisse, Mondrian, Picasso. Si nous voulons comprendre notre époque, il faut regarder leurs oeuvres."

Cordier : "Ses propos me laissent perplexes : quel plaisir peut-on éprouver à avoir chez soi des oeuvres bâclées ?

Tant et si bien que lecture faite, c'est bien sûr un grand livre sur la guerre, sur la Résistance, sur la politique en France avant et après la guerre. Il en reste surtout l'impression d'un monument amical à Jean Moulin. Une grande réussite.


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