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Tu ne mettras pas de crucifix dans les salles de classe (CEDH 3 novembre 2009 Lautsi c. Italie)

Publié le 03 novembre 2009 par Combatsdh

Une femme dont les deux enfants de onze et treize ans étaient inscrits dans une école publique d’Abano Terme (Italie - Vénitie) a sollicité le retrait des crucifix exposés dans chaque salle de classe. Les autorités italiennes se sont fondées sur deux décrets de 1926 et 1928 pour refuser cette demande. Durant la procédure initiée devant le Tribunal administratif, la Cour constitutionnelle saisie par voie d’exception se déclara incompétente s’agissant de décrets. Quant au Conseil d’Etat, il confirma le rejet du recours en estimant que « la croix était devenue une des valeurs laïques de la Constitution italienne et représentait les valeurs de la vie civile » (§ 15).La requête présentée devant la Cour invoquait le « droit […d’] assurer [à ses enfants] une éducation et un enseignement conformes à ses convictions religieuses et philosophiques au sens de l’article 2 du Protocole no 1 » (§ 27 - droit à l’instruction) et l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion).

Conformément à sa jurisprudence passée (rappelée au § 47), la Cour européenne des droits de l’homme accepte de se placer sur le terrain de ces deux articles combinés. Surtout, elle tire de ces éléments textuels et prétoriens « l’obligation pour l’Etat de s’abstenir d’imposer, même indirectement, des croyances, dans les lieux où les personnes sont dépendantes de lui ou encore dans les endroits où elles sont particulièrement vulnérables ». Or, ceci est particulièrement le cas pour « la scolarisation des enfants [qui] représente un secteur particulièrement sensible car, dans ce cas, le pouvoir contraignant de l’Etat est imposé à des esprits qui manquent encore (selon le niveau de maturité de l’enfant) de la capacité critique permettant de prendre distance par rapport au message découlant d’un choix préférentiel manifesté par l’Etat en matière religieuse » (§ 48). Dans cette optique, la Cour examine l’impact de « l’exposition du crucifix dans les salles de classe » en tenant « compte [de] la nature du symbole religieux et [de] son impact sur des élèves d’un jeune âge » (§ 50).

A ce titre, les juges européens commencent par réfuter l’argumentation du gouvernement défendeur en relevant que « le symbole du crucifix a une pluralité de significations parmi lesquelles la signification religieuse est prédominante » et que « la présence du crucifix dans les salles de classe va au-delà de l’usage de symboles dans des contextes historiques spécifiques » (§ 51 et 52 - v. aussi le rappel historique § 16 à 26). Puis ils relèvent que « la présence du crucifix peut aisément être interprétée par des élèves de tous âges comme un signe religieux et ils se sentiront éduqués dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée ». Or, cette situation contredit la « liberté négative » (de ne pas croire) car cette dernière « n’est pas limitée à l’absence de services religieux ou d’enseignement religieux [mais] s’étend [aussi] aux pratiques et aux symboles exprimant, en particulier ou en général, une croyance, une religion ou l’athéisme » (§ 55). La juridiction strasbourgeoise tend d’ailleurs à formuler une opposition de principe à « l’exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d’un symbole qu’il est raisonnable d’associer au catholicisme (la religion majoritaire en Italie) » (§ 56) en rejetant toute les justifications avancées par le Gouvernement italien.

Deux considérations très fortes vont ainsi en ce sens : Premièrement, « le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d’une “société démocratique” telle que la conçoit la Convention  » (§ 56) ; Deuxièmement, et corrélativement, « le devoir incombant à l’Etat de respecter la neutralité dans l’exercice de la fonction publique, en particulier dans le domaine de l’éducation » (§ 57).

En conséquence, l’Italie est condamnée pour violation de l’article 2 du protocole n°1 et de l’article 9.

Malgré la sensibilité évidente de cette affaire, la Cour n’hésite pas à adopter une position tranchée : « l’exposition obligatoire d’un symbole d’une confession donnée dans l’exercice de la fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental, en particulier dans les salles de classe » est contraire à la Convention (§ 57). Une telle solution ne saurait cependant surprendre. En effet, elle poursuit une posture jurisprudentielle défavorable aux signes religieux imposés aux élèves-usagers de la fonction publique scolaire (V. ainsi Cour EDH, Dec. 2e Sect. 15 février 2001, Dahlab c. Suisse, req. n° 42393/98 au sujet du foulard portée par une institutrice) et range d’ailleurs le crucifix dans la même catégorie de « signe extérieur fort » que le foulard religieux (§ 54). Il convient cependant de rappeler que, s’agissant des signes arborés par les usagers du service, la Cour se borne à laisser une marge nationale d’appréciation suffisante pour permettre tantôt leur interdiction, tantôt leur autorisation (v. Lettre actualité du 19 juillet 2009 et CPDH 22 juillet 2009).

Enfin, en France, cet arrêt pourrait fort bien affecter les écoles publiques d’Alsace-Moselle qui, en vertu des spécificités du régime concordataire, admettent encore parfois sur leurs murs de classe de tels signes religieux.

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Lautsi c. Italie (Cour EDH, 2e Sect. 3 novembre 2009, req. n° 30814/06 )

en word

Actualités droits-libertés du 3 novembre 2009 par Speedy-Nicolas HERVIEUlogo_credof.1226680711.jpg

le gouvernement italien annonce qu’il va saisir la Grande chambre

V. la Repubblica

La Corte europea dei diritti dell’uomo accoglie la denuncia di una madre
Il ministro Gelmini attacca. Bersani: “E’ una tradizione inoffensiva”
Strasburgo, no al crocifisso in aula
Il governo italiano presenta ricorso

L’affondo della Cei: “Decisione parziale e ideologica. No alle derive laiciste”

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croix.1257273409.jpgL’enlèvement des crucifix dans les écoles de Paris,
dessin de Gerlier paru dans la presse illustrée le 20 février 1881.
Maison Pour Tous, Calais, exposition Histoire et actualité de la laïcité, mars 2008.

  • v. pour un précédent en France (crucifix dans une mairie):

CAA de Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs et autres, N° 98NT00207 

“Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : “La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public” et qu’aux termes de l’article 28 de la même loi : “Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions” ; qu’il résulte de ces dispositions combinées, éclairées par les travaux parlementaires qui ont précédé son adoption, que l’apposition d’un emblème religieux, postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905, à l’extérieur comme à l’intérieur d’un édifice public communal méconnaît à la fois la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l’égard des cultes quels qu’ils soient ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’un crucifix en plâtre, installé depuis 1945 au secrétariat de la Mairie de Joué-sur-Erdre, a été accroché au mur de la salle du conseil municipal et de célébration des mariages en 1987 lors du transfert de la Mairie dans ses nouveaux locaux ; que l’apposition de ce symbole de la religion chrétienne dans cet édifice public a ainsi méconnu les dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905, sans que la commune puisse utilement se prévaloir de l’existence d’un usage local ; que, par suite et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la demande, l’Association civique Joué Langueurs et les autres requérants sont fondés à demander l’annulation de la délibération du 5 février 1996 par laquelle le conseil municipal de Joué-sur-Erdre a refusé d’abroger la décision d’apposer le crucifix litigieux dans la salle du conseil et de célébration des mariages de ladite commune”

  • A propos du symbole de la Vendée:

CAA Nantes, 11 mars 1999, l’Association “Une Vendée pour tous les vendéens”, N° 98NT00357  aux tables

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“Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances” ; et qu’aux termes de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : “Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions” ; qu’il résulte de ces dispositions combinées que l’apposition d’un emblème religieux sur un édifice public, postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905, méconnaît la liberté de conscience, assurée à tous les citoyens par la République, et la neutralité du service public à l’égard des cultes quelqu’ils soient ;

Considérant qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le logotype apposé sur le fronton des collèges publics d’Olonne-sur-Mer et Belleville-sur-Vie correspondrait, en lui-même, à la transposition directe et immédiate d’une scène ou d’un objet du rituel d’une quelconque religion ; qu’en admettant même que chacun de ses éléments puisse être dissocié et représenter un motif religieux, ce logotype, qui n’a pas été réalisé dans un but de manifestation religieuse, ni n’a eu pour objet de promouvoir une religion, a pour unique fonction d’identifier, par des repères historiques et un graphisme stylisé, l’action du Département de la Vendée ; que, dès lors, ce logotype ne peut être regardé comme un “emblème religieux” au sens des dispositions précitées de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 ; que, par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner les fins de non-recevoir opposées à sa demande de première instance, l’Association “Une Vendée pour tous les vendéens” n’est pas fondée à soutenir qu’en refusant de faire enlever le logotype du fronton des établissements scolaires dont s’agit, le président du Conseil général de la Vendée aurait opéré, au profit d’une religion, une rupture du principe d’égalité devant la loi, et méconnu les principes de neutralité et de laïcité garantis par les dispositions susrappelées de la Constitution du 4 octobre 1958 et de la loi du 9 décembre 1905″


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LES COMMENTAIRES (1)

Par FloRo
posté le 19 décembre à 23:02
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CACHEZ CE CRUCIFIX QUE JE NE SAURAIS VOIR

Les intentions de la Cour EDH sont louables. Il s'agit de mettre chaque religion sur un pied d'égalité et ainsi de favoriser la liberté de religion.

Cependant: (1) les droits de l'homme véhiculent eux-mêmes une idéologie, malgré leur vocation universaliste. Le vide laissé sur les murs des salles de classe est donc lui-même idéologique. D'où l'interrogation suivante: si un Etat signataire de la Convention rendait obligatoire l'affichage d'une photographie de la Cour EDH dans toutes les salles de classe, les juges européens réagiraient-ils de la même manière?... (2) n'est-il pas donner à chacun de pouvoir interpréter le sens d'un crucifix sur un mur? D'une part, les écoliers ne sont pas totalement dénués d'intelligence et leur parents peuvent les guider. D'autre part, l'Etat n'exerce pas en pratique une influence monopolistique sur les esprits. Notons: "La Cour admet qu’il est bien difficile d’apprécier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge." (CEDH, 15 février 2001, Dahlab c Suisse). Dès lors, il s'agit moins de protéger la liberté de religion qu'une certaine susceptibilité de la requérante. (3) à supposer que les valeurs dont un Etat se fait, volontairement ou non, le propagateur jouissent d'une audience particulière, la liberté de conscience en est-elle pour autant menacée ou heurtée? La liberté de conscience suppose un esprit critique et de tolérance pour être exercée. Or, la neutralisation de la sphère étatique n'invite pas à la distanciation et au jugement. La Cour EDH promeut donc une liberté de conscience molle. (4) quelle place est réservée au patrimoine culturel? L'obligation de neutralité imposée à l'éducation nationale revient à un déni d'histoire. Par exemple, en France la séparation de l'Eglise et de l'Etat a conduit à l'enlèvement des crucifix dans les écoles. Toutefois, l'Alsace-Moselle étant intégré au Reichsland en 1905, elle n'a pas connu la laïcisation républicaine. En 1919, à la réintrégration, le droit français n'est pas venu remplacer en bloc le droit allemand. Certaines lois allemandes - d'Empire et du Land - sont restées en vigueur, tout comme en 1871 certaines lois françaises étaient restées en vigueur. Résultat: l'Alsace-Moselle est aujourd'hui soumise à un régime juridique particulier intégrant (a) des lois françaises d'avant 1871 abrogées dans le reste de la France durant l'annexion, (b) des lois allemandes nationales, (c) des lois allemandes locales et (d) des lois françaises d'après 1919 spécialement applicables en Alsace-Moselle. Dans la catégorie (a), on trouve évidemment le régime concordataire dans le cadre duquel les écoles peuvent arborer des emblèmes religieux. Enlever les croix des murs d'écoles en Alsace-Moselle, c'est effacer les traces vivantes de cette histoire, c'est par là même oublié une ancienne rivalité franco-allemande, qui après deux guerres mondiales, a conduit à la création du Conseil de l'Europe.

A maintes reprises, en application du principe de proportionnalité, la Cour EDH a mis en balance liberté de conscience et de religion et impératifs d’ordre public, de paix religieuse et de tolérance. Au vu des objections ci-dessus présentées, la doctrine de la marge d'appréciation et le principe de proportionnalité auraient également pu trouver à s'appliquer dans la présente affaire. La Cour EDH aurait ainsi éviter de se constituer en bureau des pleurs.

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